Il y a quelque inconvénient pour un grand écrivain à mourir. C’est qu’il n’est plus là pour insulter ou provoquer en duel les insectes qui vont ravager son œuvre aussi sûrement que certains champignons dévastent en quelques mois une maison bretonne. Lire Balzac en Pléiade signifie slalomer en rase campagne entre des éclats d’obus et des cadavres jonchant le sol.[access capability= »lire_inedits »] Chaque phrase est ponctuée d’un renvoi, sous forme de lettre ou de chiffre, vers les annexes, où la cuistrerie des commentateurs s’étale sans vergogne. Si ce n’était que cela, la chose serait simplement horripilante. Mais ces braves gens, qui affichent complaisamment leurs noms sur la couverture au-dessous de celui de Balzac − en moins gros quand même, mais un peu seulement, et il faut dire qu’ils sont nombreux à commettre leurs méfaits − semblent n’avoir qu’une obsession dans leurs pauvres vies de ratés : rabaisser Balzac, l’humilier, traquer ses petites erreurs, ses imprécisions, ou simplement se moquer de lui.
Ouvrons au hasard un des tomes de la Comédie humaine (le VII, édition de 1977) : p. 1301 : « On peut se demander si Balzac avait prévu le mariage de Valérie avec Crevel lorsqu’il composa cette scène : elle exige un serment qui, la suite connue, semble bien inutile. » P.1302 : « La raillerie de Balzac est assez hermétique, sans doute parce que Balzac a joué sur trop de mots à la fois (…) le fin mot de ce jeu de mots compliqué était de dire sans le dire et tout en le disant que Marneffe avait une maladie vénérienne. » ; « On peut se demander si Balzac ne confond pas brocante et broquille. » P. 1451 : « Balzac ne résiste pas à la tentation d’une équivoque verbale sur l’expression Mont-de-Piété, sans trop songer qu’il rapporte un propos oral. » P. 1459 : « Balzac écrit couramment « rien moins », là où il serait préférable d’écrire « rien de moins ». » P. 1566 : « La réflexion manque de nuance, et même d’exactitude. » P. 1641 : « Balzac nourrissait une passion malheureuse pour les calembours, dont témoigne ici son travail sur ceux de Thuillier. »
Au passage, on vérifie si Balzac respecte les directives de la future Halde. P.1320 : « Pour mieux mesurer la misogynie de Balzac (…) » etc… Le plus odieux est constitué des passages où les commentateurs se moquent carrément de la passion de Balzac pour les chemins de fer, qui transparaît à travers le portrait de Crevel. Pourtant, si un trait de caractère de Balzac attire irrésistiblement la sympathie, c’est son génie pour dilapider son pognon dans les affaires, et du coup son talent dans le choix d’habitats à fort dénivelé pour échapper aux créanciers. Voilà un homme qui ne peut pas être tout à fait mauvais. C’était aussi un écrivain de génie, et voilà apparemment ce que les petits bureaucrates de la littérature institutionnelle, à l’âme si basse qu’elle ne peut pas sécréter ce sentiment noble qu’est l’admiration, ne peuvent pas supporter. Il faut réduire Balzac à une vulgaire copie de CAPES, et le châtier d’importance.
C’est surtout lorsque le texte est drôle que les censeurs interviennent. Il leur est impossible de tolérer des pointes d’humour. Dans Les Employés, la phrase « Aussi, de tous les déménagements, les plus grotesques de Paris sont-ils ceux des administrations », qui annonce une description hilarante de déménagement ministériel, est assortie d’un passionnant commentaire: « Il est curieux de noter que cette description d’un déménagement de ministère fait partie d’un texte ajouté en 1844. Car, lorsque Balzac évoquait, en 1837, le ministère des Finances tel qu’il se le représente en 1824, il ne fait pas alors allusion au fait que ce même ministère avait déménagé justement en 1824 : de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue de Rivoli. » Pour se consoler, on peut imaginer la manière dont Balzac décrirait les crétins obtus qui le commentent doctement. En fait, ils sont des personnages de la Comédie humaine.
D’autres collections préfèrent, s’agissant des classiques, les notes de bas de page et des préfaces sentencieuses − agrémentées elles aussi de notes en bas de page. Le choix de la Pléiade est donc préférable, car il est possible, au prix d’un grand effort de volonté, de les ignorer. Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que d’autres grandes œuvres y sont préservées des attaques des champignons et des termites. Guerre et paix (édition de 1952) a eu la chance de tomber sur des personnes qui, apparemment, ont aimé le texte et l’ont laissé tel quel.
De même, les proustiens sont en général des êtres civilisés. La Recherche contient, certes, pas mal de renvois, mais uniquement relatifs au travail sur le manuscrit sacré. Les commentaires, lorsqu’ils sortent de ce cadre technique, sont bienveillants. Lorsque l’on remarque une imprécision dans une citation de Racine, c’est pour ajouter aussitôt que « Proust, comme toujours, cite de mémoire ». Et le commentateur avoue même, p.1135, qu’il a essayé, compte tenu du caractère incomplet du manuscrit, de « retrouver la pensée de Proust ».
On est loin des gougnafiers chargé du dossier Balzac à la Pléiade. Au final, il faudrait laisser tranquilles les romans des grands écrivains, au risque de tomber, parfois, sur des passages un peu désuets ou incompréhensibles − mais ils sont si rares, et est-ce bien grave ? − et, puisqu’il faut bien occuper les maîtres de conférence, lorsqu’ils ne siègent pas aux jurys de concours, leur permettre de truffer les romans de la prochaine rentrée littéraire de notes savantes. Cela flatterait les auteurs contemporains et le résultat pourrait même être drôle. Mais, de grâce, laissez Balzac tranquille ![/access]
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