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De l’affliction à la fiction


De l’affliction à la fiction
Bruce Bégout théorise sur le Motel à l'américaine.
Motel
Bruce Bégout théorise sur le Motel à l'américaine.

Lorsque tant de philosophes estiment que la philosophie est un est moyen de passer à la télévision, Bruce Bégout persiste à croire qu’il s’agit d’un eudémonisme. Évidemment, ce n’est pas avec des mots comme ça que vous allez être invité au « 20 heures » et vous indigner avec une belle chemise ouverte ou une coupe au bol, mais c’est sans doute avec des mots comme ça que vous aurez des lecteurs et, chose devenue rare par nos temps spectaculaires, des lecteurs qui trouveront en vous de quoi mieux comprendre le monde immédiat qui les entoure et donc, être heureux. Eudémonisme, ça ne veut pas dire autre chose, ce n’est ni obscène ni trotskyste.

[access capability= »lire_inedits »]Ce qui intéresse Bruce Bégout, la petite quarantaine, c’est notre vie quotidienne, un peu comme le Henri Lefèvre, dans les années 1950, dont les travaux inspirèrent si visiblement Guy Debord. La vie quotidienne, par rapport à l’époque de Lefèvre, sécrète des aliénations d’un type nouveau, notamment dans notre rapport à un espace urbanisé, suburbanisé et rurbanisé où nous devenons des hommes sans liens, des passants tantôt émerveillés comme des enfants, tantôt seuls comme des personnages de romans noirs en cavale, en apesanteur sociale de nomade monade.

Pour illustrer ces deux aspects, Bruce Bégout a déjà écrit deux petits chefs-d’œuvre : Zéropolis, minutieuse promenade à Las Vegas, stade ultime de l’urbanisme hyperfestif, et Lieu commun où il théorise sur le motel à l’américaine, phénomène qui gagne d’ailleurs la France où toutes les périphéries sont désormais quadrillées par des hôtels low-cost faits pour l’adultère ou le repos du technico-commercial.

Le style de Bégout, dans ces deux livres, devrait réconcilier le lecteur avec la philosophie : elle redevient cette chose précise et évidente qui donne soudain un sens plein à l’existence quand, par une nuit d’insomnie, on zappe entre les deux cents chaînes du câble dans une chambre de motel, quelque part dans la banlieue de Gary, sur la route de Memphis ou encore, mondialisation oblige, sur l’autoroute Lille-Amsterdam ou coincé entre un Conforama et un Cuir Center de la zone commerciale de Saint-Amand Montrond.

Comme tous les philosophes qui écrivent bien, Bruce Bégout raconte des histoires en produisant du concept.

Alors, parfois, il se lance et tente l’expérience de la pure fiction, pas seulement pour illustrer sa philosophie mais pour la prolonger en élégants travaux pratiques. On avait déjà lu L’Eblouissement des bords de route qui se présentait comme un recueil de nouvelles sur les usagers des motels. On sait qu’à observer de trop près la réalité, elle devient presque fantastique, comme la mouche sous le microscope. C’est ce qu’a merveilleusement compris Bégout dans son tout dernier livre paru, Sphex, où le passage de la philosophie à la fiction pourrait se théoriser comme le choix volontaire d’une mauvaise distance pour observer un sujet d’étude et lui donner ainsi un aspect drôle, morbide où terrifiant. Dans Sphex, un médecin légiste veut faire plaisir à sa petite-fille et la laisse jouer avec les cadavres de l’Institut médico-légal, un milliardaire met toute son énergie à effacer Marx des mémoires, un motard passe des années à photographier sous tous les angles le trajet pourtant banal qui l’emmène de son domicile à son travail pour tenter, sans trop d’espoir, de se réapproprier un décor devenu étranger à force de répétition, et pourtant dont on ne saura jamais capter tous les détails architecturaux, toutes les variations lumineuses.

Tous ces personnages que caractérisent la névrose, la solitude, une certaine perte des repères spatiaux ou moraux sont, bien entendu, de manière implicite, à la recherche d’une possibilité de reconstruire le monde.

Et c’est là que Bruce Bégout est vraiment de la famille, si nous pouvons nous exprimer ainsi, parce que l’un de ses livres récents, La Décence ordinaire est consacré à la common decency de George Orwell, qui n’était pas devenu le banal anticommuniste que l’on a bien voulu dire après La Ferme des animaux et 1984. Non, Orwell désirait construire un socialisme d’un genre nouveau, pré ou post-marxiste comme on voudra, s’appuyant sur cet ensemble de valeurs communes aux classes populaires, de solidarités naturelles, d’attention dans le rapport à l’autre, de souci de soi dans la tenue et le discours. Bruce Bégout cite ainsi Orwell comme meilleur remède possible à nos vies mutilées : « Nous sommes simplement parvenus à un point où il serait possible d’opérer une réelle amélioration de la vie humaine, mais nous n’y arriverons pas sans reconnaître la nécessité des valeurs morales de l’homme ordinaire. Mon principal motif d’espoir pour l’avenir tient au fait que les gens ordinaires sont toujours restés fidèles à leur code moral. » Et Bruce Bégout, dans la recherche de ces valeurs, nous encourage à nous comporter comme Orwell, c’est-à-dire en « anxieux sereins ».

En attendant, si vous avez cette impression, par les temps qui courent, de tourner en rond dans la nuit et de vous brûler à son feu, si certains gestes de votre vie quotidienne vous donnent soudain le vertige, alors oui, les contes cruels de Sphex sont pour vous, petites pilules d’amertume où l’on reconnaît, dans la composition, un peu de Borges, de Mirbeau, de Villiers de l’Isle Adam.

Autant dire, du très haut de gamme.

La Découverte du quotidien, Zeropolis, Lieu commun et La Décence ordinaire sont publiés aux éditions Allia. L’Eblouissement des bords de route chez Verticales et Sphex, à L’Arbre Vengeur.
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Juillet 2009 · N°13

Article extrait du Magazine Causeur



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