Notre chroniqueur n’a pas peur d’entrer en conflit avec Elisabeth Lévy, la main qui nous nourrit tous. Quand l’une semble comprendre l’exécration universelle qui frappe désormais l’un des hommes les plus aimés de France, l’abbé Pierre, l’autre s’émeut (comme dit la vache) de ces jugements a posteriori qui lui rappellent diverses sentences post mortem de sinistre mémoire. « Peut-on juger un mort ? » demande la patronne. « On peut — ça s’est fait. Et pas qu’une fois », répond notre érudit, friand d’histoires épouvantables.
En janvier 897, le pape Etienne VI convoqua un synode pour juger l’un de ses prédécesseurs, Formose, décédé en avril 896. Il s’agissait de régler une obscure querelle entre factions rivales.
Le corps de Formose est déterré, revêtu de ses habits pontificaux et installé sur un trône. L’ex-pape se voit attribuer un avocat, et un diacre répond aux questions à sa place.
Je vous la fais courte (tous les détails dans Daniel-Rops, Histoire de l’Eglise du Christ II, L’Église des temps barbares, 1950) : l’élection de Formose est dénoncée et annulée, l’ex-évêque de Rome est dépouillé de ses attributs pontificaux, on lui coupe les deux doigts de la main droite avec lesquels il bénissait, on le balance au peuple qui le jette dans le Tibre.
On récupéra plus tard, miraculeusement, le corps desséché, que l’on ramena à Rome. Les statues, dit la légende, s’inclinaient sur son passage, et il fut définitivement inhumé dans la basilique Saint-Pierre.
Jean-Paul Laurens, un peintre de la IIIème République qui avait fait de l’anti-religion son fonds de commerce, en tira un tableau saisissant.
Evidemment, tout cela se passait durant le Saeculum obscurum (le siècle sombre) de la papauté, qui vit se succéder 12 papes en une soixantaine d’années.
Moyen Age, me direz-vous. Âges obscurs…
Au milieu du XVIIe siècle, Olivier Cromwell renversa en Angleterre le roi Charles Ier, et le fit promptement décapiter (30 janvier 1649) à Whitehall. C’était un génie politique et militaire, et il dirigea le pays avec habileté jusqu’à sa mort en 1658. Trois ans plus tard, le fils de Charles Ier, Charles II (d’où le fait que l’actuel roi soit Charles III), fut réinstallé sur le trône, et l’on s’occupa à juger Cromwell de façon posthume : on le déterra, on le pendit dans une cage à Tyburn, on le décapita et l’on planta son crâne sur un poteau. En fait, il fut grossièrement hanged and quartered, le châtiment ordinaire des criminels d’Etat — voir la fin de Braveheart.
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Ce ne sont là que deux exemples de la longue liste des individus célèbres frappés de damnatio memoriae — dont nombre d’empereurs romains, à commencer par Néron. Leur nom disparaissait des actes et des monuments, leur corps était en général jeté dans le Tibre. En Egypte antique, on en avait fait autant avec Hatchepsout ou Akhenaton — entre autres. Dans le palais des doges, à Venise, on peut admirer les portraits de tous les doges — sauf celui de Marino Falieri, qui fut décapité en 1365 et son portrait recouvert de peinture noire.
Suggérons à Caroline De Haas, inlassable avocate des femmes humiliées par des hommes (ou qui a posteriori, si je puis dire, en ont conçu de l’humeur) d’aller à Esteville (Seine-Maritime) déterrer l’abbé Pierre, et de le précipiter à la Seine, qui n’est pas très loin. Qu’elle se dépêche, le centre Emmaüs dédié à la mémoire de l’abbé fondateur va fermer ses portes pour éviter, sans doute, que des harpies vindicatives ne lacèrent le cadavre frappé de damnatio memoriae.
Effacé, le souvenir des enfants juifs planqués par lui en 1942. Oublié, le fait qu’il ait fait passer en Suisse le plus jeune frère de De Gaulle. Gommée, son action dans les maquis du Vercors et de la Chartreuse. Passées sous silence, ses protestations pour sauver les pauvres durant l’hiver 1956.
Et pourquoi cette réécriture de l’Histoire ? Il a eu des tentations très charnelles auxquelles il n’a pas résisté.
Je reste sidéré par le fait qu’une société laïque — la nôtre — persiste à exiger d’un religieux l’obéissance au vœu de chasteté. Et toutes ces bonnes du curé qui au fil des siècles ont enfanté des « filleuls » qui étaient autant de fils de prêtres ? Et les petits garçons que l’abbé Dubois (1656-1723 — « il court il court, le furet » est la contrepèterie la plus illustre de la chanson française) s’obstinait à lutiner, lui qui fut par ailleurs l’un des plus grands ministres des Affaires étrangères français ?…
Post mortem ! Je n’en reviens pas. Nous sommes dans une époque où des dames en quête de notoriété poursuivent de leur vindicte l’homme qu’elles ont aimé. Il a raison, Hugo : « Toute fille de joie en séchant devient prude » — c’est dans Ruy Blas.
Il a forniqué ? Tant mieux pour lui, c’était un homme de chair et pas uniquement un pur esprit. Vous ne voulez que des saint Ambroise et des Vincent de Paul ? Où les trouverez-vous ?
Et moi qui croyais que la France était justement, au contraire de l’Amérique, un pays où la vie sexuelle, même extravertie, n’était pas un péché mortel… Où des présidents de la République rentraient chez bobonne à l’heure du laitier…
C’est la seconde fois que je m’intéresse à ce que notre modernité fait à l’abbé Pierre et à sa mémoire. Parce que c’est emblématique d’une société où règne à nouveau le puritanisme anglo-saxon le plus rude. Jugeons les gens sur ce qu’ils font, pesons exactement leurs actes, et rendons justice aux morts — c’est bien tout ce qu’on peut leur rendre, malheureusement.
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