Dans notre société du caprice, «Je suis susceptible» se transforme peu à peu, sournoisement, en «Je suis offensé». Analyse d’une petite révolution sociale.
Toutes les évolutions au sein d’une société ne sont pas égales en importance et en conséquences : il y a celles, plutôt légères, qui modifient en surface, améliorent un défaut, corrigent une mauvaise habitude — elles sont souhaitables et garantissent que le groupe humain, sans se renier ni apostasier l’ensemble, a conscience qu’il est perfectible. Et il y a les évolutions dont les conséquences retentissent pour des siècles, principalement parce qu’elles bouleversent non seulement la surface mais aussi le cœur du groupe. Le wokisme, qui a bruyamment et invraisemblablement débarqué dans nos existences il y a quelques années, est à ce jour le dernier jalon en date de la révolution anthropologique commencée par l’individualisme philosophique.
Une révolution sémantique
Parmi les révolutions sémantiques — qui provoqueront des révolutions sociales et humaines si nous les laissons se diffuser plus longtemps — du wokisme, il y a la transformation du « Je suis susceptible » en « Je suis offensé ». C’est un retournement complet, pas seulement des mots mais aussi des relations humaines. Jusqu’à présent, la susceptibilité était un défaut que les concernés devaient corriger non seulement pour s’améliorer mais aussi pour améliorer leurs relations avec le monde extérieur. Être susceptible était une tare sociale, quelque chose qui vous handicapait, dégradait vos relations avec les autres, c’était un problème qui parasitait votre existence comme le font d’autres inflammations des émotions, par exemple la jalousie, l’égoïsme, l’arrogance, etc., qui toutes vous interdisent de reconnaître votre perfectibilité et vous conduisent à attendre des autres qu’ils changent leur comportement afin que vous n’ayez pas à le faire vous-mêmes.
Dans une société correctement établie, c’est-à-dire établie à partir de l’idée maîtresse que nous sommes tous le Bien commun des autres et que cela nous impose d’être toujours à la hauteur de cette charge qui, si elle nous pèse parfois, organise également notre bonheur, ce sont les susceptibles qui par définition avaient le devoir légitime de corriger ce défaut. Depuis le wokisme, ce n’est plus à ceux-là de se corriger: c’est aux autres de veiller constamment à ne pas échauffer cette susceptibilité !
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Le susceptible n’est plus coupable de détériorer ses relations avec les autres — et donc d’abîmer l’équilibre sociale : ce sont les autres qui sont coupables d’échauffer cette susceptibilité. Et les nouveaux convertis du wokisme, parfaitement à l’aise avec cette idée que l’individualisme leur avait déjà mis dans la tête sous la forme d’un germe dangereux, se convainquent en effet qu’ils n’ont plus aucun effort de correction à faire, plus aucun effort de perfectibilité, puisque ce n’est pas eux le problème mais les autres : qu’ils ne sont pas susceptibles, mais offensés. En niant qu’ils sont le problème, ils font que les autres le soient et se dégagent ainsi de toute responsabilité dans la dégradation d’un tissu social déjà fragilisé et contre lequel ils portent le coup final.
Bande d’incapables
Car il faut essayer d’imaginer ce que serait une société humaine dans laquelle le wokisme aurait entièrement vaincu, et avec lui son armée d’offensés incapables de la moindre interaction sociale non-conflictuelle. Et justement nous avons une « chance », c’est qu’une telle société existe déjà sous forme de laboratoires locaux. Dans un documentaire qui fait froid dans le dos, nous découvrons l’enfer d’une micro-société où précisément le wokisme règne en maître. Il s’agit de l’université d’Evergreen, installée sur la côte ouest des États-Unis. Là-bas, les féministes aux cheveux fluos, les « racisés » anti-blancs, les trans-identitaires sont organisés en armée qui intimide le reste du groupe, y compris les professeurs obligés, à cause de la pression sociale et du laxisme de la direction, de laisser se propager la terreur woke. Là-bas, chaque mot que l’on prononce, même le plus insignifiant, doit être pesé car il est susceptible d’offenser quelqu’un pour un motif ou un autre. Comme dans l’enfer stalinien, l’enfer woke impose une autocensure permanente, exerce une pression qui contraint l’expression de la parole et évidemment la diffusion des opinions contraires. Plus proche de nous, Sciences-Po. Récemment, une femme, professeur de danse dans cette institution, a été emportée dans un conflit surréaliste par l’action concertée de plusieurs élèves « offensés » par le contenu de son discours : en l’espèce, l’objet du délit consistait pour le professeur à continuer d’appeler hommes les hommes et femmes les femmes. C’en était trop pour cette jeunesse acquise à l’idéologie transgenriste, déconstructionniste, qui ne tolère pas qu’un discours aussi offensant et rétrograde soit tenu devant des esprits si sensibles. Le professeur a dû quitter ses fonctions.
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Grâce à ces exemples de micro-sociétés wokes, nous n’avons même plus besoin de faire l’effort d’imaginer les dégâts de l’idéologie du caprice : il suffit de regarder l’état déplorable dans lequel elle emprisonne les populations qui n’ont pas su se prémunir contre sa folie. Face au risque de contagion, nous autres qui sommes encore lucides avons désormais un devoir social qui est celui de ne jamais flatter la posture victimaire de gens qui transforment leurs défauts en droit à la pleurniche. Notre devoir social et humain est d’aider les susceptibles à ne plus l’être autant, précisément en n’accordant pas d’importance particulière à leurs caprices, c’est-à-dire en leur faisant comprendre qu’ils n’obtiendront rien de nous en nous prenant en otage émotionnellement. Chacun doit comprendre que c’est à la sueur de son front, que c’est grâce à ses efforts, sa persévérance, sa détermination que l’on obtient quelque chose dans ce monde, non en se décrétant « offensé » tous les matins dans l’espoir d’être dédommagé pour cela.
Le wokisme, qui est un assistanat mental qui pousse à toutes les paresses sociales, intellectuelles et humaines, doit être combattu avec toute l’énergie nécessaire. Il vaut mieux être « le salaud » de quelques-uns aujourd’hui plutôt que le bourreau de tous les autres demain.
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