Ça cause, ça cause même beaucoup, mais il nous semble que le débat sur les retraites est bien mal barré.
On ne vous fera pas l’injure d’épiloguer sur le énième scénario-catastrophe développé par le COR (Conseil d’Orientation des Retraites). On remarquera avec amusement que le président dudit Conseil, Raphaël Hadas-Lebel, ne peut être que qualifié et indépendant, vu qu’il a autrefois présidé la commission juridique du CNPF (rebaptisé aujourd’hui Medef) et qu’il est toujours membre actif du conseil d’orientation de l’Institut Aspen France, un think tank dont on peut dire qu’il est lié aux milieux financiers sans craindre d’être poursuivi pour diffamation. Bref, confier une telle mission à un tel homme, c’est à peu près aussi sérieux que disons, refiler le dossier du téléchargement illégal au meilleur ami de Carla Bruni.
On n’ira pas non plus gloser sur la campagne terroriste du gouvernement – espérance de vie en France en 1950 : 66 ans, en 2010 : 81 ans. On notera néanmoins que cet argument n’est irréfutable que si l’on ne se donne pas la peine de le réfuter. Et qu’en 1950, il y avait zéro ou presque chômeurs et qu’ils sont aujourd’hui trois millions, qu’il y avait zéro délocalisation ou zéro exemption de charges patronales, lesquelles coûtent actuellement aux régimes de retraite et de maladie une trentaine de milliards par an.
Toute la com’ gouvernementale peut se résumer en une seule phrase : « C’est comme ça et pas autrement, ayez peur et filez doux, sinon… ». Sinon quoi, au fait ? Si on n’accepte pas de passer sous les fourches caudines des catastrophologues, que se passera-t-il ? On attend avec impatience que Frédéric Lefèvre nous propose avec un grand sourire de procéder comme pour les fonctionnaires et donc de supprimer un retraité sur deux…
On a l’air de rire, comme ça, mais il y en a de plus comiques que nous. Laurence Parisot, par exemple, qui explique que la seule solution, c’est la retraite par capitalisation. T’as raison, Laurence, les marchés financiers, voilà le placement sûr qui ne peut jamais baisser, même si, pour blinder son portefeuille de futur retraité, faudra quand même penser à acheter aussi quelques FCP des Restos du Cœur…
Le drame dans cette affaire, c’est que cette campagne d’intox marque des points. Certes, à gauche, d’aucuns parlent de taxer le capital. Mais ils le font si timidement qu’on devine illico qu’ils n’y croient pas plus qu’à la résurrection immanente de Jean Jaurès. Même topo côté syndicats, où l’on sent bien que l’objectif réel est de limiter la casse, ce qui est une façon polie de se coucher en sauvegardant les apparences. Et ce qui est surtout une erreur tactique monstrueuse. S’ils le voulaient, alors que dès la rentrée, nous serons en pré-campagne électorale, ils tiendraient l’adversaire par les parties.
Le président, ou le candidat de droite quel qu’il soit en 2012, peut-il rêver d’aller sérieusement à la bataille en traînant les casseroles de la baisse drastique du montant des retraites, de la liquidation du départ à 60 ans ou de l’instauration d’un énième impôt-séniors ? Hélas oui, si personne ne dit rien en face, ce qui revient à admettre avant même la baston qu’une ou l’autre de ces solutions est incontournable. Que la gauche et le mouvement social soient réalistes n’est pas en soi une aberration. Qu’ils confondent le réel avec les dogmes libéraux et eurobéats est plus préoccupant…
Or, c’est bien de cela qu’il s’agit. D’ailleurs, les pistes « obligatoires » mises en avant par Soubie et Sarkozy, la gauche les a pratiquées avant eux, quand elle ne les a pas elle-même inventées, comme la CSG. Certes, c’est Edouard Balladur en 1993 qui a fait passer la durée de cotisation de 37,5 ans à 40 ans – sous les huées des bancs de l’opposition. Mais quand Jospin est arrivé à Matignon en 1997, a-t-il abrogé cette mesure ? Ben non, il devait sans doute être trop occupé à mettre en place la privatisation d’EDF pour ne pas avoir l’air d’un plouc marxiste à Bruxelles ou Francfort… Ça ne lui a pas porté chance en 2002, Martine, prends-en de la graine !
Manque de bol, ce n’est pas exactement ce qui se passe. Martine Aubry, dont on n’aimerait l’entendre dire aujourd’hui que dès qu’elle reviendra aux affaires, la gauche abrogera immédiatement toutes les lois votées sur le dos des salariés et des retraités, préfère rêver à un monde plus doux et innover avec le « care » à la française. Pour être gentil, on dira que c’est touchant, mais que ce n’est ni le sujet, ni le moment. Le sujet du moment, pour la gauche, si tant est qu’elle existe, c’est remettre la question sur ses pieds : à quoi sert l’Etat si ce n’est à garantir une protection décente aux citoyens, et pas seulement la nuit en bas des cages d’escaliers ?
À quoi servent la gauche et les syndicats si ce n’est à expliquer et à prouver que le dilemme « travailler plus ou gagner moins » est mortifère ? Que quarante ans passés derrière la caisse chez Carrefour ou devant l’écran plat chez AXA, c’est déjà inacceptable ? Que les fabuleux gains de productivité engendrés depuis un demi-siècle ne peuvent pas se répercuter uniquement sur les dividendes ? Que les solutions au problème des retraites se trouvent du côté de la réindustrialisation forcenée du pays, de la reconquête des territoires perdus dans le 9/3 ou les Ardennes, de la requalification de masse des jeunes et des salariés et donc de la rupture (la vraie, celle-là) avec l’ordre européen et ses tabous boursiers. Mais non, la gauche préfère être sérieuse et responsable. Son vrai programme de 2010, c’est : « Soyons réalistes, acceptons l’impossible ! »
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