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De la germanophonie comme vaseline


De la germanophonie comme vaseline

De Bruno Le Maire, successeur de Jean-Pierre Jouyet au secrétariat d’Etat aux Affaires européennes, les médias, bien cornaqués par la com’ élyséenne, ont retenu deux traits marquants: son passé villepiniste et sa capacité à s’exprimer plus que correctement dans la langue de Goethe. Passons rapidement sur la nouvelle humiliation que Nicolas Sarkozy jubile d’avoir ainsi infligé à son prédécesseur honni : attirer dans son orbite le plus brillant de ses conseillers et réduire l’espace politique de ce dernier à un Sainte-Hélène symbolique, et non plus à l’île d’Elbe (la passion littéraire de Galouzeau pour les Cent-Jours n’était pas dénuée de toute arrière-pensée !). Entouré de quelques grognards réduits à la fidélité parce que trop stupides pour être invités à trahir, l’ancien Premier ministre attend son procès dans l’affaire Clearstream, qui pourrait bien être son Waterloo.

La germanophonie dont est crédité, à juste titre, Bruno Le Maire est, elle, mise en avant pour clouer le bec aux mauvais esprits, ceux qui murmurent çà et là que Nicolas Sarkozy a massacré la relation franco-allemande, et ne s’entend pas, mais alors pas du tout, avec une Angela Merkel qui, de son côté, ne peut pas voir en peinture l’agité du faubourg Saint-Honoré.

Remarquons tout d’abord qu’il est aujourd’hui considéré comme exceptionnel, voire exotique, qu’un homme politique français ministrable de la nouvelle génération (Le Maire n’a pas quarante ans) sache parler l’allemand. Il fut une époque où tout lieutenant d’infanterie, d’active ou de réserve, maîtrisait suffisamment cet idiome pour comprendre les consignes données par l’ennemi à ses troupes sur le champ de bataille, et vice-versa. Cela permettait, en dehors des périodes de castagne, à ces mêmes officiers, rendus à la vie civile ou à l’ennui des garnisons, de nourrir leur esprit de la littérature, de la philosophie et des beaux-arts venus d’outre-Rhin. Rien de tel aujourd’hui : les saint-cyriens apprennent le global English militaire (plein de sigles et d’apocopes imbitables) et les plus futés d’entre eux se mettent au farsi, au chinois ou à l’arabe, langues qui pourront leur assurer de confortables planques à l’Etat-major où dans les légations militaires de nos ambassades.

Ne parlons pas des lycéens : ces branleurs fuient les cours d’allemand pour se réfugier dans l’anglais ou l’espagnol réputés plus faciles, à moins que leurs stratèges de parents ne les forcent à aller se farcir le rejet du verbe en fin de subordonnée et la déclinaison de l’adjectif, au motif que c’est dans les classes allemand 1ère langue que l’on rassemble les meilleurs. Une fois le bac avec mention obtenu, ils s’empresseront de tout oublier. Et comme l’Allemagne n’est pas une destination de vacances trendy, il ne reste plus que Tokio Hotel pour inciter des hordes de lolitas à choisir l’allemand comme seconde langue, phénomène qui trouve ses limites dans l’évolution hormonale des intéressées, et le côté assez casse-couilles des efforts à produire pour aller au-delà du « Ich… euh… liebe… euh… dich… »

Au bout du compte, on en arrive à faire des Le Maire des êtres exceptionnels et indispensables du seul fait qu’ils peuvent se passer d’interprètes dans leurs engueulades avec leurs homologues d’outre-Rhin. Tant mieux pour lui, mais contrairement à ce que veulent nous faire avaler les spin-doctors de l’Elysée, germanophone et germanophile ne sont pas des synonymes, bien au contraire.

Il arrive plus souvent qu’on ne le pense qu’une bonne connaissance de la langue, de la littérature, des codes sociaux d’un peuple voisin, mettons l’Allemagne, ne vous porte pas à plus d’indulgence, sinon d’amour, à son égard.

L’histoire récente nous enseigne que les plus éminents francophones allemands de l’entre-deux guerres se sont révélés francophiles à leur manière, celle d’Otto Abetz, Ernst Jünger ou Gerhard Heller. Ces derniers, on a tendance aujourd’hui à l’oublier, jouèrent avec un talent certain et une compétence linguistique incontestable les arbitres des élégances littéraires et artistiques françaises entre 1940 et 1944. Cela consista à cajoler Drieu La Rochelle et à fusiller Marc Bloch.

Du côté des germanistes français, on compte de nombreux résistants, proportionnellement plus nombreux que dans d’autres disciplines, dont les plus célèbres sont Jacques Decour et Pierre Bertaux. Je me souviens de ce dernier, brillant universitaire et ancien commissaire de la République à Toulouse en 1944, ce fameux 11 novembre 1983, où François Mitterrand et Helmut Kohl se tinrent la main à Verdun. Il murmurait entre ses dents : « Je ne lui serrerai pas la main, ah ça non ! », en désignant du menton Ernst Jünger, invité personnel de Mitterrand aux cérémonies, que le protocole avait placé à côté de lui dans l’avion revenant à Paris. Aujourd’hui, un sondage au sein des entreprises et institutions mêlant Français et Allemands, comme EADS, Arte et autres parangons de la coopération transfrontalière révèlerait quelques surprises sur l’image réciproque des uns chez les autres : quelques échauffourées entre techniciens ressortissants des deux pays travaillant pour Airbus à Toulouse, brièvement signalées dans la presse, donnent une idée de l’état de l’amitié franco-allemande dans ces entreprises…

Depuis le traité de l’Elysée, en 1963, qui scellait la réconciliation entre la France du général Gaulle et l’Allemagne de Konrad Adenauer et lançait d’ambitieux projets de coopération industrielle, commerciale et culturelle, beaucoup d’eau a coulé dans le Rhin. L’exaltation régulière des vertus conjugales du couple franco-allemand et des affinités électives unissant les plus hauts représentants des deux pays (de Gaulle-Adenauer, Mitterrand-Kohl, Chirac-Schröder), qui nourrissait naguère le narratif idyllique de la mutation d’ennemis héréditaires en amis pour l’éternité, ne parvient plus maintenant à peindre en rose une réalité beaucoup plus prosaïque. Les intérêts de la France et de l’Allemagne sont parfois convergents – comme dans l’opposition à la guerre d’Irak – mais sont aussi, de plus en plus souvent, divergents, comme cela apparaît dans l’attitude respective des deux pays face à la crise actuelle. Ainsi, l’Allemagne ne voit pas pourquoi elle puiserait dans sa caisse pour stimuler sa consommation intérieure alors qu’elle n’a qu’à attendre tranquillement que les autres relancent pour que son économie fondée sur l’exportation de biens d’équipement se remette à tourner plein pot.

Que Bruno Le Maire vienne dire en allemand à la chère Angela qu’elle commence à nous les briser menu (par exemple : Verstehen Sie, gnädige Frau, dass Sie uns die Eier zerbrechen ? ) ne changera rien de fondamental à une situation objective, où chacun doit défendre son bout de gras sous peine de se faire équarrir lors des prochaines élections. En revanche, si Angela Merkel, pour contrer l’opération Le Maire, appelait Claudia Schiffer, dont le français est tout à fait convenable, à faire partie de son cabinet, elle pourrait semer le trouble dans la défense adverse. Heureusement, une fille de pasteur mecklembourgeois ne peut, même en rêve, caresser de projet aussi méphistophélique. Et c’est tant mieux pour nous.



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