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De la démocratie et autres fariboles


De la démocratie et autres fariboles
Vladimir Poutine, défilé militaire, Moscou, 9 mai 2021 © Alexei Nikolsky/TASS/Sipa USA/SIPA

Violemment attaqué par certains commentateurs sur ce qui leur apparaissait comme une prise de distance vis-à-vis de l’Ukraine et une condamnation molle de la Russie, Jean-Paul Brighelli élargit le débat : sommes-nous bien aptes à juger de régimes qui n’ont rien à voir avec le nôtre — si tant est que nous soyons nous-mêmes en démocratie ?


En toutes choses il faut remonter à l’origine : la démocratie a été instaurée par de minuscules États grecs vers le Ve siècle av. JC. Elle supposait une participation générale des citoyens, ce qui excluait les femmes, les métèques (qui étaient nés hors les limites de la cité, qu’ils soient Grecs ou non) et les esclaves. Soit les 9/10ème de la Cité.

Et encore, en limitant ainsi la représentativité, les démocraties n’étaient pas à l’abri de populistes — on disait alors « démagogues » — ou de dérives mortelles. Voir ce qu’en dit Aristophane dans les Cavaliers ou dans l’Assemblée des femmes.

Les citoyens athéniens, dans une économie servile, étaient des oisifs qui pouvaient consacrer à la politique l’intégralité de leur temps. Et pourtant, ils n’étaient guère plus éclairés que nos contemporains Si, Démosthène n’avait pas été là…

La démocratie athénienne est par ailleurs une démocratie directe : chacun voit ce que vote son voisin, puisque cela se fait en public. Et n’importe quel citoyen peut demander le bannissement de tel ou tel homme politique qui lui déplaît. Un processus si instable qu’au premier affrontement avec Sparte, qui était un système royal bicéphale, la démocratie athénienne a volé en éclats.

Montesquieu préfère les républiques aristocratiques, où quelques individus éclairés guident la plèbe. Démocratie et oligarchie sont à ses yeux deux perversions majeures de l’idée républicaine.

Notre génie national…

C’est pourtant sur ce modèle démocratique que s’est constituée la Ière République, en 1792 : les révolutionnaires étaient imbibés de références antiques, à l’époque. Le vote à main levée, en particulier, permet d’identifier les opinions de chacun — et éventuellement de les sanctionner, selon le tarif unique de la guillotine. 

Le modèle n’a pas survécu à l’arrivée de Bonaparte — tout comme la IIème République n’a pas survécu au coup d’État de Napoléon III.

C’est que la France est tout ce que vous voulez, sauf un pays démocratique. Elle est éminemment royaliste, et la Constitution de la Vème République n’est qu’une adaptation, par un disciple de Maurras, des principes royalistes à un régime présidentiel. On prête d’ailleurs à Macron, s’il est réélu, le désir d’imposer une réforme constitutionnelle pour renforcer cet aspect présidentiel — conformément au génie national. 

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J’attribue une bonne part de la désaffection vis-à-vis du processus électoral au sentiment de nos concitoyens qui jugent insuffisante la royauté potentielle des candidats. Les couvertures des magazines, en 2017, présentant Macron en Napoléon IV ont bien tenté de pallier ces béances, mais elles ont persisté. Et aucun des candidats de dimanche n’est à la hauteur des aspirations à la monarchie. Je n’en veux pour preuve que la façon quelque peu dérisoire dont chacun se réclame de De Gaulle, dernier souverain incontesté : rappelez-vous les pages que chaque semaine le Canard enchaîné lui consacrait sous le titre « la Cour », présentant le président de la République en perruque louis-quatorzième. Nous vivons dans la fiction féconde de « l’homme providentiel ». 

Les pays slaves veulent des tsars

Chaque pays a des tendances profondes qu’il faut connaître avant de décider à sa place. L’importation de démocraties dans les pays de l’Est ou dans les pays arabes était une très mauvaise idée — et il n’en subsiste que des parodies, que ce soit en Russie ou en Chine, avec un président à vie, en Ukraine avec des coups dÉtatt successifs, ou avec des « hommes forts » dans les pays moyen-orientaux qui se sont offerts un « printemps arabe » pour mieux mettre en place des leaders indéboulonnables. Sans compter ceux qui attendent la venue du Mahdi… Daesh n’a dû son succès local qu’à la croyance selon laquelle les divers « califes » qui l’ont dirigé, Abou Omar al-Baghdadi ou Abou Bakr al-Baghdadi, étaient des envoyés de Dieu.

Ceux qui n’admettent pas ce poids de l’Histoire et de la tradition sont tout simplement acculturés.Éliminerr par exemple Saddam Hussein ou Khadafi était une erreur très dommageable, les « raïs », comme on dit, étaient des gages de stabilité. En Irak le pouvoir chiite a rapidement offert une solution de remplacement adéquate — au grand dam des Américains. En Libye, les factions s’affrontent pour décider qui sera le calife, et déstabilisent toute l’Afrique. Encore bravo à ceux qui au nom de la « démocratie » ont détruit le bel équilibre qui régnait alors — par la force.
Erdogan a bien compris que les Turcs demandaient un pacha. Qu’il en ait l’envergure est une autre question — même s’il se montre fort habile dans la crise russo-ukrainienne.

C’est si vrai qu’en avril 2008, « au sommet de l’Otan à Bucarest, l’Allemagne s’est prononcée contre le lancement du processus d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie, position partagée par le président Sarkozy, estimant qu’il ne s’agissait pas de démocraties assez stables » (in Huffington Post). Je le crois bien : les pays slaves veulent des tsars. Poutine joue le rôle avec délectation, Zelensky en est la parodie. Et Viktor Orban est tellement tsar que la Commission européenne, prévoyant sa réélection triomphale, avait préparé avant les résultats hongrois les « mesures de rétorsion » qu’elle vient de dégainer.

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L’exportation du principe démocratique dans des pays peu faits pour lui provoque immanquablement des désordres. L’Afrique en paye le tribut depuis les indépendances des années 1960. Le Moyen-Orient est déstabilisé : les incursions russes ou américaines en Afghanistan ont assez prouvé que ni les uns ni les autres n’avaient étudié l’histoire de ce pays tribal. Quant aux « pressions » que nous exerçons, à chaque visite d’Etat en Chine, pour que ce pays à empereurs se démocratise, elles sont juste de la poudre aux yeux médiatique. XI Jinping, après Mao, est le continuateur de Qin Shi Huang (IIIème siècle av. JC), le bâtisseur de la Grande Muraille et le maître des soldats de terre cuite de son mausolée.

La démocratie libérale, horizon indépassable ?

On n’impose pas à un pays des mœurs politiques contraires à son histoire. C’est comme ça que l’on provoque des émeutes, des révolutions, ou pire, des guerres. L’OTAN suppose dans son organisation même que toutes les « démocraties » qui l’ont rejointe fonctionnent sur le modèle américain. Comment voulez-vous que des Slaves s’y reconnaissent — ou même le tolèrent ? OU la France, qui a toujours renâclé devant cette alliance imposée d’outre-Atlantique ?

Il faut être américain pour croire que la démocratie libérale est l’horizon politique indépassable de l’espèce humaine. La Hongrie et quelques autres ont inventé la démocratie « illibérale », qu’on nous présente comme un monstre horrible, alors qu’elle n’est que la conséquence d’erreurs de jugement. 
Je sens bien que j’offre le flanc à la critique. Mais l’Histoire évolue si lentement que l’implantation de démocraties dans des pays qui ne le souhaitent guère ne peut que dysfonctionner. Et ce n’est pas en imposant à la Russie des sanctions qui nous frappent au premier chef qu’on poussera les Russes à changer de régime : à la rigueur, ils remplaceront Poutine par un dirigeant encore plus impérial.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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