Jean-Pierre Le Goff occupe une place tout à fait singulière dans la vie intellectuelle française. Il a une œuvre de sociologue tout à fait considérable et admirée par beaucoup de bons esprits mais, peu présent dans les médias, il reste assez marginal dans les institutions académiques, sans doute parce qu’il a choisi de consacrer sa vie à une tâche aujourd’hui oubliée – l’éducation ou l’Université populaire, telle qu’on pouvait la concevoir au début du XXe siècle. Il anime l’association Politique autrement, qui joue un rôle en fait considérable dans la vie intellectuelle française par les débats qu’elle organise, mais qui offre aussi à ses adhérents des séminaires de formation philosophique et politique du plus grand intérêt. Il y a du Pelloutier chez cet homme chaleureux et modeste, dont la culture fondamentalement libertaire réunit sans difficulté apparente le goût de l’excellence et l’amour de l’égalité ; il y a aussi du Péguy chez ce républicain qui ne se reconnaît pas toujours dans la démocratie d’aujourd’hui – mais qui est néanmoins plus raisonnable et beaucoup moins amer que l’auteur de Notre jeunesse.[access capability= »lire_inedits »]
Le dernier livre de Le Goff appartient à un genre peu pratiqué aujourd’hui : la monographie sociologique, qui permet de mettre à jour des transformations sociales significatives à travers l’analyse d’un cas singulier. Un des grands classiques du genre est l’ouvrage de Laurence Wylie, Un Village du Vaucluse[1. Laurence Wylie, Un Village du Vaucluse, trad., Gallimard, 1968, 1979.], qui, à la fin des années 1950, décrivait avec une rare empathie une France méridionale en voie de modernisation, mais dont la culture restait fondamentalement identique à elle-même. Le Goff reprend la même question, cinquante ans plus tard, en étudiant un village du Luberon, Cadenet, dont il retrace les mutations depuis les années 1950 avant de décrire la nouvelle société issue du développement combiné du capitalisme contemporain et de la culture post-soixante-huitarde. Le Prologue (qui est même, en fait, une « Ouverture ») commence par une description du « Bar des boules » et par une série d’« arrêts sur image » sur les lieux de mémoire du village ; Le Goff reconnaît ce qu’il y a de vérité dans la vision « pagnolienne » des Provençaux, mais il montre aussi l’écart croissant entre le monde de plus en plus réduit des « anciens », qui se reconnaissent dans ce modèle, et la nouvelle société provençale. Le livre va, d’une certaine manière, confirmer la vision des anciens puisqu’il montre comment, entre la « communauté villageoise » d’autrefois et le « village bariolé » d’aujourd’hui, il s’est bien produit quelque chose comme la fin d’un peuple – ce qui ne veut certes pas dire la fin du peuple[2. Voir la citation de L’Argent de Péguy, p.9.].
Le Goff se garde bien d’idéaliser l’ancienne communauté villageoise, « village de paysans et de vanniers » où l’on « travaillait dur pour gagner quatre sous » et où les « étrangers », même venus d’un village voisin, avaient du mal à faire leur place parmi des « gens d’ici », « rudes et superficiellement avenants », et où l’éducation restait très éloignée des canons de la pédagogie moderne. Mais il fait aussi tranquillement justice des clichés charriés par l’archéophobie contemporaine. La société traditionnelle ne vivait pas sous l’empire de la répression sexuelle et, parce qu’ « il faut bien que jeunesse se passe », elle était assez tolérante pour les jeunes (pour les garçons mais aussi, quoique dans une moindre mesure, pour les filles), précisément parce qu’elle savait que la jeunesse ne peut pas servir de modèle à la vie adulte.
Cette attitude s’appuyait sur une « sagesse pratique » que l’on retrouvait sous une forme différente dans les standards moraux de la vie adulte et que l’on aurait bien tort de mépriser : « Donnant sa part à la passion, les anciens ne considéraient pas que celle-ci pût régenter durablement les rapports humains, sinon au prix de leur destruction, en rendant impossible la vie collective ; ils demeuraient fondamentalement attachés à la raison et à la modération, tout en sachant que le plaisir et la passion sont constitutifs de l’humain » (p. 88). Cette société pouvait être déchirée par des conflits violents, comme ce fut le cas sous l’Occupation et à la Libération, mais, dans l’ensemble, elle trouvait une expression à peu près satisfaisante dans un système politique républicain où le curé coexistait avec l’instituteur et où le communisme lui-même semblait s’appuyer sur des traditions villageoises. Ce monde avait résisté à la Révolution française et à toutes les révolutions du XIXe siècle (à moins qu’il en fût le produit ?), à l’implantation du régime républicain et même à la première décennie de modernisation gaulliste, mais il s’est assez rapidement décomposé au cours des années 1970, sous le double effet de l’évolution économique et des changements des mœurs et des valeurs qui ont suivi Mai-68.
Le changement s’amorce avec la diffusion, au début des années 1960, de l’automobile et de la télévision, qui modifient complètement le rapport des villageois à l’espace et au temps, en remplissant de voitures les rues du village dans la journée tout en les vidant de leurs habitants le soir. Mais c’est seulement dans les années 1970 que les choses vont vraiment changer, avec l’arrivée et l’ascension de nouvelles couches sociales porteuses de nouvelles valeurs et, à terme, de nouvelles formules politiques. Le « nouveau monde » n’est plus celui de la chasse, du bistrot et du mariage tempéré par la liberté pré-conjugale (et par l’adultère discret), ni celui des paysans et des vanniers. Il a de nouveaux habitants (des premiers soixante-huitards aux citadins venus jouir des charmes du Luberon), de nouvelles valeurs éducatives (fondées sur la spontanéité irrépressible de l’enfant plus que sur les contradictions de la nature humaine) et de nouvelles formes d’organisation du travail (à la fois plus contractuelles et plus encadrées par le droit) ; il est animé par des acteurs nouveaux – militants écologiques, « cultureux », pédagogues et managers qui ont en commun le désir d’en finir avec les mœurs et les manières anciennes. En cela, le Luberon n’est pas si différent des grandes métropoles des démocraties modernes : la « fin du village » exprime des tendances lourdes de nos sociétés, dans laquelle la dynamique de l’égalité des conditions est en fait inséparable de l’expansion du monde marchand, sans que l’on puisse être certain que le nouveau monde sera vraiment habitable.[/access]
Jean-Pierre Le Goff, La fin du village, Gallimard
*Photo : Hannah Assouline.
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