La célébration des combats de Montcornet n’est que le dernier exemple en date d’une dérive assez consternante de la vie politique française : l’omniprésence de la figure du général De Gaulle, ombre écrasante, statue devant laquelle tous devraient s’incliner!
L’omniprésence de la figure du général de Gaulle est un travers qui ne cesse de s’aggraver, de manière assez paradoxale dans la mesure où la génération au pouvoir, et celle qui a le pouvoir électoral entre ses mains, est précisément celle des baby-boomers qui, en 1968, s’est dressée contre le fondateur du régime en place. De fait, De Gaulle est devenu le Lénine de la France de 2020 : comme en Union Soviétique où Lénine était invoqué à tout propos pour inscrire l’action gouvernementale dans la continuité d’un projet grandiose et donner une légitimité historique à une gestion souvent calamiteuse et déconnectée du temps et des enjeux, De Gaulle sert de référence et de caution morale au pouvoir, et de bouclier contre toute critique du régime en place.
Et il faut bien parler de régime en place, en assumant toutes les évocations péjoratives que cette expression peut avoir, à propos de cette funeste Ve République que fonda De Gaulle et dont nous subissons plus que jamais les travers.
La France a-t-elle vraiment besoin d’un hyperprésident?
Lorsque l’auteur de ces lignes était adolescent, dans les années 1990, les cours d’Histoire et d’éducation civique, à propos de notre Ve République, étaient marqués généralement par deux idées-forces : premièrement la Ve République est une forme possible de démocratie parmi d’autres, et deuxièmement c’est le régime grâce auquel le général de Gaulle a sorti de l’ornière une France au bord de l’effondrement causé par l’instable IVe République. J’ignore si les adolescents d’aujourd’hui reçoivent toujours le même enseignement, mais ce dont je suis certain, c’est qu’il s’agit là de deux énormes mensonges.
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D’abord, la Ve République n’est pas une démocratie comme les autres : c’est en théorie un régime dit « semi-présidentiel », c’est-à-dire en pratique un régime hyperprésidentiel, où la présidence domine tous les pouvoirs, point commun de notre pays avec la Russie, l’Algérie, l’Égypte ou la Syrie. Tous les pays européens voisins de la France et de taille comparable : le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne ont un régime parlementaire où le gouvernement est une émanation du Parlement et est responsable devant lui. Nos institutions étaient similaires à celles-ci du temps de la IIIe et de la IVe République. Elles ne le sont plus depuis 1958, époque à laquelle le général de Gaulle nous a dotés d’une constitution qui distribue les pouvoirs de manière semblable à la constitution de l’Empire allemand avant 1914, à la seule différence évidemment que le Kaiser, chez nous, est élu. La France, donc n’a pas une Constitution établissant un modèle possible de démocratie, mais une Constitution telle qu’on n’en trouve nulle part dans le monde démocratique. Au mieux, la Ve République est un régime plébiscitaire, mais pas démocratique. Nous élisons un « monarque républicain », à échéance régulière, et ce monarque est absolu. La formule est souvent reprise avec légèreté, comme si la « monarchie républicaine » était une amusante curiosité, un folklore français, alors qu’il s’agit d’une tragique supercherie puisque l’on fait croire au peuple français qu’il vit dans une démocratie, alors que c’est faux. Pourquoi, dans toute l’Europe, y a-t-il eu des gilets jaunes en France et pas ailleurs ? « Parce que les Français sont râleurs », disent grosso modo les commentateurs à vue courte.
L’absolutisme inefficace
Non, la raison est que lorsque l’on a des institutions d’État autoritaire, l’opposition prend la forme qu’elle a dans les régimes autoritaires.
Ensuite, le récit hagiographique qui est devenu la vérité admise dans notre pays est que le général de Gaulle aurait sauvé la France du chaos et instauré un régime de valeur très supérieure à celui de la IVe – qui était en fait une restauration de la IIIe c’est-à-dire, répétons-le, un régime parlementaire similaire à celui encore en vigueur chez tous nos grands voisins, et l’héritière du premier vrai régime démocratique en France. Or, et sans vouloir entrer dans un débat interminable sur les circonstances agitées de la fin des années 1950, on doit rappeler quelques faits : Charles de Gaulle s’était toujours opposé à l’instauration de la IVe, alors même qu’il s’agissait essentiellement de restaurer la démocratie telle qu’elle fonctionnait avant la défaite de 1940 ; l’instabilité proverbiale de la IVe fut en grande partie le résultat de ce qu’elle était continuellement sabotée par les gaullistes et les communistes ; Charles de Gaulle manœuvra en 1958 pour arriver au pouvoir en jouant sur la menace putschiste en Algérie, ses soutiens approchant à la fois les généraux en Algérie et le gouvernement légitime pour le présenter comme une solution ; une fois rappelé au pouvoir, il a réussi à imposer la réforme constitutionnelle qu’il avait toujours voulue depuis 1946, et à la faire voter par referendum, sans recourir à une assemblée constituante, comme cela avait été fait en 1946, et comme il est d’usage pour rédiger une nouvelle Constitution. De fait, il s’agissait d’un coup d’État puisque la procédure n’était pas prévue dans la constitution de 1946. Charles de Gaulle n’a pas sauvé la République du coup d’État des généraux, il a substitué son coup d’État à celui des généraux. Un coup d’État plus admissible par la population, mais un coup d’État quand même. Ratifié par referendum ? Certes, mais comme le Second Empire et tous les régimes plébiscitaires.
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Il n’est pas question de faire ici un procès à charge de Charles de Gaulle, mais simplement de rappeler, chose qui paraît aujourd’hui oubliée, que les circonstances de naissance de la Ve République sont éminemment contestables d’un point de vue légal et démocratique, et que s’en souvenir permet précisément d’expliquer bon nombre de ratés que rencontre aujourd’hui ce régime, justement qualifié jadis, par Jean-François Revel, d’Absolutisme inefficace.
Le peuple sent que quelque chose cloche
Ces deux questions intrinsèquement liées sont tues aujourd’hui, pour la même raison que la Ve a été instaurée : sur le seul nom de de Gaulle, dont le prestige historique subjuguait les foules en des temps troublés et lui permit de faire ce qu’on peut qualifier de « n’importe-quoi constitutionnel » : une Constitution sans équilibre des pouvoirs, où tout remonte continuellement à l’Élysée comme en Russie tout remonte au Kremlin. En soixante ans d’existence, la Ve République a provoqué l’étiolement progressif de la culture démocratique qui s’était forgée en France depuis les débuts de la IIIe République, et l’a remplacée par une sorte de nouvel Ancien Régime, où règne l’esprit de cour, où le débat politique n’a plus de substance puisque toutes les décisions importantes sont prises dans les couloirs du palais présidentiel et non, comme dans toutes les grandes démocraties, à la chambre des députés, où les émissions de commentaire politique ressemblent à du mauvais Saint-Simon tant on s’y intéresse plutôt aux secrets d’alcôves et aux querelles de personnes qu’à la matière des grands sujets.
Le résultat, disait-on plus haut, ce sont les gilets jaunes, cette éruption populaire aux revendications certes confuses, mais dont le lieu commun fut l’exigence, à travers l’idée du Referendum d’Initiative Citoyenne, d’une vraie démocratie. Sans se livrer à l’analyse comparée de nos institutions et de celles de nos voisins, le peuple a, d’instinct, senti d’où vient le problème : la France n’est pas une démocratie!
Et c’est à Charles de Gaulle qu’elle le doit.
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