Je me souviens d’un petit garçon au cours préparatoire. Il rentre chez lui tout seul. L’école Germaine Coty n’est pas loin de son domicile et, dans ces années du monde d’avant, les enfants peuvent encore se promener seuls. C’est en novembre 1970. Deux hommes discutent gravement près d’une voiture (une Simca Aronde ? Des pneus bicolores, en tout cas…), garée sur le parking, en face de chez lui.
« Alors, comme ça, Il est mort ? »
Le petit garçon ne comprend pas de qui il s’agit au juste mais il a l’impression bizarre d’entendre une majuscule mise au pronom personnel. Il me semble bien que le petit garçon, c’était moi.
De Gaulle, roman
Je me souviens d’avoir eu longtemps envie d’écrire un De Gaulle, roman sur le modèle du Henri Matisse, roman d’Aragon ou du Bref été de l’anarchie de Hans Magnus Enzensberger sur Durutti : documents divers, souvenirs épars, confrontations des sources, rêveries dans les blancs, lyrisme d’un dossier qui ne serait jamais complet. Mais aussi d’écrire un De Gaulle dada comme le Lénine dada de Dominique Noguez. Tant il est vrai qu’il y a de l’anarchiste, du chef de bande et de l’artiste qui veut changer la face du monde chez De Gaulle.
Pour l’anarchiste: rupture avec sa tradition politique, rupture avec la caste militaire, rupture avec Pétain et le pouvoir légal, rupture avec « le régime des partis » dès 46.
Pour le chef de bande: la manière très léniniste dont il reprend la main en 58, un coup d’État à blanc, des pions placés de longue date, un fruit mûr.
Pour l’artiste: l’écriture, le discours sur soi et sur la France, – c’est vite la même chose chez de Gaulle. En fait, il faut lire les Mémoires de Guerre comme on lit une autofiction aujourd’hui: on comprend mieux cette identification, cette mise en scène de soi-même et d’un pays dans la tourmente de la même manière que l’autofiction aujourd’hui identifie son auteur à toute une classe sociale et pense parfois même contre cette classe sociale. Les Mémoires de Guerre racontent ainsi comment aimer la France, c’est penser contre elle. Dada fait la même chose avec l’art. La boucle est bouclée.
Je me souviens d’un exemple d’une déclaration dadaïste de De Gaulle en 1967: «Vive le Québec libre!». Elle n’était pas vraiment prévue dans le discours initial et tient de l’ivresse rhétorique. De Gaulle met en fureur les Américains, les Canadiens, la gauche, la droite. Titre de l’éditorial du Monde le lendemain : « L’excès en tout. » Et ce n’était pas un compliment pour le quotidien du soir. On aurait la possibilité, alors, de penser le gaullisme comme un excès, un désir de « dépense » tel que la définit Bataille qui reprend l’idée du potlatch: « Il exclut tout marchandage et, en général, est constitué par un don considérable de richesses offertes ostensiblement dans le but d’humilier, de défier et d’obliger un rival. » Le contraire de la politique d’aujourd’hui vécue sur le mode comptable de la rétention, de la restriction budgétaire et du contrôle permanent d’une parole aseptisée par les communicants.
Je me souviens que mes profs d’histoire en classe prépa n’aimaient pas De Gaulle. Pas spécialement pour des raisons politiques, plutôt pour des raisons méthodologiques. De Gaulle entre en contradiction flagrante avec une vision structuraliste de l’Histoire. De Gaulle restaure le sujet. Pire, il restaure l’idée de miracle. «Que cet homme isolé en terre étrangère ait dû, seul de tous les chefs européens en exil, se dresser à la fois contre l’Allemand et contre le pouvoir légal de son pays, qu’il ait eu non seulement la vocation mais la capacité; dans son exil, de relever et de rallier la nation défaite, – qui ne le connaissait que par sa voix— afin de la hisser avec lui au rang des pays vainqueurs, tient en effet du prodige» écrit dans son Histoire de la France Libre, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, jeune juif pacifiste et chef du service de diffusion clandestine à Londres.
De Gaulle 40, De Gaulle 58
Je me souviens de mon père communiste qui me disait : «Le de Gaulle de 40 tant que tu veux, celui de 58 jamais.» Il avait voté non au référendum de 58. C’était même la première fois qu’il votait. Cette vieille dent des communistes contre la Cinquième République et l’élection du président au suffrage universel. Je n’ai jamais osé lui dire que ce suffrage universel, c’était peut-être nous qui en profiterions un de ces jours. Ça s’était vu au Chili en 1971. Bon, ça s’était mal terminé deux ans plus tard, mais qui a dit que l’Histoire n’était pas tragique ? Pas de Gaulle en tout cas.
Je me souviens de La Boisserie, du champagne Drappier, des DS noires et je me souviens que De Gaulle à l’Élysée payait ses timbres de sa poche quand il envoyait ses vœux à ses proches. Une anecdote ? Non: de Gaulle est le dernier à avoir compris la séparation des deux corps du roi. Il y a un corps public et un corps privé. On ne fait pas de jogging ou on ne fait pas trempette devant les photographes, quitte à exiger ensuite le respect de la fonction. Il faut choisir.
Je me souviens qu’en 1967, la France avait quitté l’OTAN depuis un an, s’apprêtait à rejoindre les non-alignés et que le général Ailleret était l’inspirateur de la doctrine «tous azimuts» qui consistait à pointer les missiles de notre dissuasion nucléaire vers l’Est ET vers l’Ouest. Je me souviens que le général Ailleret est mort dans un mystérieux accident d’avion à Tahiti en mars 68. Je me souviens quelques semaines plus tard sont arrivés en mai des événements qui ont arrangé tout le monde: les Américains, la droite affairiste pompidolienne qui ne voulait pas de la Participation, les gauchistes qui voulaient la peau du PCF, les socialistes qui espéraient ramasser la mise.
Les jours heureux
Je me souviens du meeting lillois de la campagne de Chevènement en 2002, quand en première partie se sont succédé un député communiste du Pas-de-Calais et Pierre Lefranc, l’aide de camp du général de Gaulle. Le vieux cyrard et le prolo, ensemble contre l’Europe libérale. C’est à partir de la disparition définitive du gaullisme comme référence que le souverainisme est devenu un nom gentil pour désigner l’extrême-droite alors qu’en 2002, il était encore le désir de retrouver le programme du Conseil National de la Résistance en 1944, élaboré essentiellement par des communistes et des gaullistes, un programme qui porte le plus joli nom qu’un programme politique ait jamais porté : Les Jours Heureux.
Je me souviens que j’ai toujours un petit coup au cœur quand je parcours la rubrique nécrologique des journaux et que je vois qu’un Compagnon de la Libération a encore tiré sa révérence. Et qu’il a donc eu le temps de lire la prose de Kessler. Il en reste deux, dont Daniel Cordier qui a cent ans, après la mort de Pierre Simonnet il y a trois jours.
Je me souviens que les gens qui n’aiment pas de Gaulle ont comme seul argument qu’il a fait croire que toute la France était résistante. Quand bien même ce serait une fiction, comme on n’a pas terminé comme prévu par Roosevelt sous administration américaine, c’est donc une fiction qui a réussi. Ce qui est une bonne définition de la politique. Et de la littérature aussi d’ailleurs.
Je me souviens d’avoir été tout de même un petit peu énervé quand j’ai vu et entendu les sauts de cabris et cris d’orfraie de certains de mes ex-collègues professeurs de lettres ayant appris que Les Mémoires de Guerre étaient au programme du bac de français. Ne pas voir qu’un incipit comme : «Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France» n’a rien à envier à «Longtemps je me suis couché de bonne heure» ou à «Aujourd’hui, maman est morte», c’est dommage.
Je me souviens que si je n’avais pas été communiste, j’aurais été gaulliste.
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