Dans un singulier recueil de nouvelles, David Spector explore la genèse de la macronie en imitant les styles littéraires de nos auteurs passés et présents. Une lecture disruptive qui nous met en marche arrière vers la campagne présidentielle de 2017.
Les belles lettres ont longtemps joué chez nous le rôle d’antichambre du monde politique, laissant au lecteur le jeu de piste de saisir les convictions personnelles des écrivains, sans jamais être assuré de rien. Ainsi, Chateaubriand célébrait-il dans ses Mémoires d’Outre-tombe la combustion définitive de l’ancienne aristocratie dans le grandiose brasier de l’Empire ? Ou se voyait-il comme le dernier témoin d’un raffinement disparu dont le testament devrait un jour susciter un épigone ? Balzac contemplait-il avec délice « le règne des banquiers » [1] qui permit à un roturier d’entrer dans la carrière ? Ou était-il apitoyé par le spectacle d’une monarchie de pacotille qui n’avait pour elle ni le lustre du Grand siècle ni l’exaltation pour la justice du Comité de salut public ? En la matière, on n’est jamais certain de son jugement, parce que ces écrivains, nous épargnant l’ennui des doctrines philosophiques trop rigides, emploient la description d’une réalité composite comme paravent de leur ambivalence politique. À ces quelques plumes remarquables, on concède d’autant mieux cette ambiguïté que la description qu’elles proposent du monde environnant nous saisit d’un inexplicable : « C’est ça ! », par lequel on a la certitude que ce qui se trouve sous nos yeux est proprement fidèle à la réalité.
Dans le cas du texte qu’offre David Spector, 7500 €, pastiches politico-littéraires, publié récemment chez Wombat, cette exclamation est double. Un premier « C’est ça ! » nous vient, au sujet de l’atmosphère générale d’une macronie naissante, dans les tumultes de la campagne de 2017, fidèlement restituée jusqu’à son glossaire managérial et ses anglicismes douteux. Un second « C’est ça ! » encore, quant à la singulière mise en abyme littéraire à laquelle nous invite l’auteur, et par laquelle on a la conviction que ce que nous lisons aurait pu être écrit par l’écrivain pastiché. Comme fil conducteur du recueil, le plafond de 7500 € qu’un particulier est autorisé à verser annuellement à un parti politique.
Madame Bovary téléportée dans la start-up nation
De cette manière, on y reconnait sans difficulté la méchanceté crasse d’un Flaubert, coulée dans le moule d’une start-up nation, où une Madame Bovary des temps modernes s’extasie devant les navrantes péroraisons d’un intervenant du « Normandie Tech » [2]. On y reconnaît de même les circonvolutions interminables d’un Emmanuel Carrère, glosant à l’infini sur son rôle de l’écrivain dans le monde, jalousant un Macron qui lui vole un destin qu’il envierait au fond de lui sans se révolter contre, par ce que, après tout, c’est là un coup de la fatalité.
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Plus drôle encore est l’accumulation de platitudes pseudo-philosophiques derrière laquelle se cache un Marc Levy. Extrait :
« Il parlait avec une autorité calme. Pauline le suivit comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Parfois, la vie a la force et la saveur de l’évidence.
– Qu’est-ce qui t’a amené à New York ? Moi je travaille dans une association humanitaire.
Ils étaient déjà passés au tutoiement, car à New York, tout va plus vite qu’ailleurs ». [3]
Comme horizon toujours, le financement de la campagne de Macron, vu depuis le promontoire idéal à notre citoyen du monde. Une mention spéciale au pastiche de Perec, la Disruption, dans lequel David Spector réitère le tour de force réalisé par le premier dans sa Disparation, d’écrire un roman sans un seul « e ».
Le pastiche de Dostoïevski est celui qui retiendra le plus notre attention. En faisant de Makronoff un mystique orthodoxe, sans doute chose comme le starets Zossima des Frères Karamazov, l’auteur vient nous rappeler que la force des personnages charismatiques est leur faculté à convaincre de tout, même lorsque qu’ils n’ont rien à dire. Toute ressemblance avec une certaine start-up nation… Le lecteur habitué aux traductions françaises d’André Markowicz y reconnaîtra jusqu’aux innombrables notes de bas de pages relatives aux vocables russes non-traduits par ce que « intraduisibles ».
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Le résultat est bariolé, mais bluffant, et le lecteur ne sait plus exactement d’où lui vient son sourire : lui vient-il de l’amusement de reconnaître un auteur apprécié ? Ou lui vient-il du regard rétrospectif et caléidoscopique sur la genèse d’une atmosphère politique dans laquelle nous nous trouvons toujours ? Et au reste, n’y a-t-il pas derrière cet exercice de style un amour à peine dissimulé de l’auteur pour notre président, co-prince d’Andorre, grand-maître de l’ordre national de la légion d’honneur, chanoine d’honneur de Saint-Jean de Latran ? Cette pompe est très ancien monde. Mais cette confusion dans laquelle nous plonge cette lecture, ce pas de côté en dehors de nos certitudes politiques, peut-être est-elle en même temps, apathique lecteur, mon semblable, mon frère, une manière de sortir de votre zone de confort. Pas même besoin de traverser la rue pour se procurer le livre, un auto-entrepreneur en vélo électrique pourra sûrement vous l’apporter.
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[1] Mot attribué à Jacques Laffitte à l’adresse de Louis-Philippe d’Orléans, « Et maintenant, voici venu le règne des banquiers ».
[2] David Spector, 7500€, Pastiches politico-littéraires, Paris : Wombats, 2022, p. 92
[3] Ibid. p. 44
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