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Quand le puritanisme vire à l’obsession sécuritaire

Entretien avec David Haziza


Quand le puritanisme vire à l’obsession sécuritaire
Image d'illustration Unsplash

Entretien avec David Haziza, docteur en littérature française à l’université Columbia de New York, qui publie « Le Procès de la chair » (Grasset). Le penseur renvoie dos à dos les progressistes de gauche (dont les extrémistes woke ou néoféministes) et la bourgeoisie de droite (notamment sa frange conservatrice), obsédés par la sécurité. Tout ce petit monde concourt à nous construire un monde aseptisé.


Causeur. Vous décrivez un monde ultra-aseptisé marqué par la dégradation des rapports sociaux et le refus de la chair. Vous pointez le rôle du christianisme dans ce résultat historique. Mais, franchement, ce monde désenchanté est-il exclusivement celui de l’Occident à l’heure de la montée de la Chine et de son modèle rigide ?

David Haziza. Vous avez raison de souligner qu’aujourd’hui la Machine, c’est d’abord la Chine populaire – et dans ce cas il n’y a pas de rapport direct avec le christianisme. Surveillance, technicisation des rapports humains, hygiénisme… Une mièvrerie toujours en passe de se retourner en barbarie : sans cette surveillance de tous les Chinois, point de génocide ouïghour. 

Ce que je reproche au christianisme, c’est la substitution de rapports abstraits (« spirituels ») aux rapports charnels de filiation. La possibilité de l’utérus artificiel naît le jour où Jésus s’exclame : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ! » Je n’ignore pas ce qu’il y a de libérateur dans une telle parole. Le judaïsme, qui est ma tradition, repose aussi sur l’idée qu’il faut « quitter le pays de son père » comme Abraham, ou quitter l’Égypte souvent comparée à une mère, qu’il faut briser les idoles de ses aïeux. Mais cela n’est vrai que jusqu’à un certain point. 

En fait, il y a une tension entre révolte et fidélité, et il me semble que le judaïsme, notamment par son amour des enfants, a assez bien réussi à tenir l’équilibre demandé. Le christianisme, moins. À ce propos, je note que l’indifférence aux enfants est une chose bien partagée dans un pays comme la France : les cyniques de droite comme de gauche adorent ironiser sur l’« art d’être grand-père » cher à Victor Hugo. Je trouve ces sarcasmes idiots et emblématiques d’une société en état de déréliction. Par ailleurs, est-ce que tout cela est un hasard de l’histoire, est-ce propre à nos contrées justement déchristianisées, et qui auraient rendu, comme a dit Chesterton, de saines idées chrétiennes « folles », est-ce lié à la personnalité explosive de Jésus, au récit mythique de sa naissance virginale – une naissance, donc, sans père ni mère ? Je ne saurais trancher.

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En revanche, je constate que les premiers transhumanistes étaient bien des chrétiens, et que ce courant a d’ailleurs des racines… en Russie ! Il y a aujourd’hui un mouvement de transhumanistes évangéliques, et cela n’a rien d’étonnant. Cela dit, j’ai été critique ailleurs du manque de conscience technologique du judaïsme orthodoxe ou de l’État d’Israël. Je ne prétends pas faire système, vous savez, et surtout pas cocher les cases d’un parti ou d’un courant donné…

L’une des thèses de votre livre est que le triomphe du puritanisme est indissociable de l’avènement d’un monde axé de plus en plus sur la sécurité. Comment ces deux sphères s’alimentent-elles exactement ?

C’est par là en effet que je m’éloigne le plus de la critique de la cancel culture telle qu’on la rencontre à droite. J’affirme qu’il n’y aurait pas eu Metoo sans 1) la virtualisation des rapports humains, qui rend possible d’imaginer une relation complètement « safe » et que cette critique ne fait pas entrer en ligne de compte, ou alors, si elle le fait, c’est sans en tirer les conséquences nécessaires, 2) le Patriot Act, et toute cette tendance, de plus en plus enracinée dans nos démocraties, à imposer aux dangers de la vie des barrières qui se veulent infranchissables. 

De même qu’il y a une cancel culture de droite (on l’a vu avec la censure de Maus aux États-Unis), il y a une mièvrerie de droite et non seulement de gauche, qui consiste à s’imaginer que la vie pourrait être sans danger. Et en fait, cette mièvrerie et sa sœur de gauche sont une seule et même chose à mes yeux. Dans les deux cas, c’est la chair, mais aussi la liberté qui est en procès – les deux, bien sûr, étant intimement liées. 

Tout le monde, et notamment la bourgeoisie de droite critique de la cancel culture, trouve aujourd’hui normal d’être traité à l’aéroport comme si l’on se trouvait dans une caserne ou en prison. Bernanos aurait trouvé cela atroce, quelles que soient les raisons qui font que nous sommes en effet traités de la sorte : il aurait vu, lui, qu’avec de telles techniques de surveillance, les pouvoirs totalitaires du futur seront tout-puissants. Moi, j’ajoute à ça qu’il y a un lien entre cette utopie sécuritaire et le mensonge du féminisme notarial – ainsi que je l’appelle – qui consiste à dire aux gens qu’il pourrait exister une sécurité totale dans les relations amoureuses et sexuelles.

La guerre en Ukraine nous aurait sortis d’un monde supposément marqué par la fin de l’histoire. Tout d’un coup, nous aurions envie de nous battre à nouveau pour des idéaux. Ce conflit nous pousse-t-il enfin hors de notre zone de confort, ou au contraire, vient-il accentuer notre misère psychologique ?

Pour commencer, la guerre en Ukraine, comme ce qui se passe avec les Ouïghours en Chine, nous rappelle ce que je disais à l’instant, à savoir qu’il vient toujours un moment où la surveillance (qui n’est pas directement violente) se mue en extrême violence. La droite la plus réactionnaire a, comme Mélenchon, cru que Poutine était un recours contre les défauts de nos sociétés. Il ne l’a jamais été. 

Nous avons la surveillance, certes, mais nos institutions nous prémunissent encore de ses pires effets. En Chine, ils ont la surveillance sans les institutions à même d’en protéger. Pareil pour la Russie. De plus, cette dernière a cherché à nous déstabiliser pendant des années en stipendiant des trolls ou en utilisant des robots pour divulguer dans nos contrées l’idée que la liberté s’y mourait – tout ça pour mieux la tuer, cette liberté, sur son propre territoire et à terme chez nous ! Le Qatar fait un peu la même chose avec AJ+, soit dit en passant : propagande woke absurde chez nous, persécution des homosexuels chez eux. 

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Poutine veut faire de la Russie l’empire de l’Intelligence artificielle tout en critiquant l’emprise de la technologie sur nos vies ! Et il y a des gens que son discours a pu piéger… Maintenant, oui, c’est la guerre, et une guerre barbare, immonde, absolument dévastatrice. Une guerre contre l’Europe, puisque ce qui est refusé à l’Ukraine, c’est 1) son identité nationale distincte, 2) son appartenance à l’Europe, à la Mitteleuropa même (Lviv fut polonaise et autrichienne, russe jamais, Odessa fut construite par un Français !), à l’Occident. 

Et une guerre qui vient nous rappeler que même dans des pays proches des nôtres, il est d’autres problèmes que le coronavirus, et d’autres problèmes frappant les femmes qu’un baiser volé ou une blague graveleuse : celles qui veulent criminaliser de tels actes – alors même qu’elles sont souvent contre l’idée même de prison ou de châtiment – les mettent implicitement sur le même plan que les viols, et notamment ceux de Boutcha. 

Cette mesquinerie narcissique est nauséabonde. Pour le dire autrement, cette guerre nous rappelle que la violence est irréductible et que nous devons en quelque sorte redevenir violents pour lutter contre l’un des rejetons de la violence, qui est la barbarie, la cruauté, appelez cela comme vous voudrez – bref, Poutine ou Daech. À ce propos, je trouve savoureux que les mercenaires de Poutine soient des islamistes : une chose que Valeurs actuelles n’avait pas imaginée quand elle faisait l’éloge de ce « défenseur de l’Occident ».

Le modèle de société que vous critiquez est aussi en quelque sorte celui du capitalisme américain et de ses avatars. Quel serait le genre d’économie compatible avec le romantisme que vous défendez ? Une économie traditionnelle comme on la retrouve dans les pays en développement ?

Non, je ne crois pas. Il y a une énergie, une « sauvagerie » même que j’admire dans un pays comme le Mexique, et d’ailleurs je trouve toujours étonnante l’attitude, aux États-Unis, de celles et ceux qui disent respecter les Hispaniques tout en détestant à peu près tout ce qui fait la culture de ces derniers, son humanité. Un vieil Hispanique (ou un vieux Noir) peut appeler une jeune New-Yorkaise qu’il rencontre dans la rue, « darling » ou « honey », « my love », un vieux Blanc sûrement pas. Cela montre tout ce qu’il y a de racisme latent, et peut-être aussi de fétichisation sexuelle, dans la culture de cette bourgeoisie urbaine et progressiste. 

Cela étant dit, je suis un moderne ! Vous m’avez bien lu, oui : je me réclame de la tradition romantique, c’est vrai, même lorsque ça n’est pas explicite. Mais le romantisme, s’il est contre les Lumières est aussi tout contre elles. Il est un fruit de la modernité et il en embrasse nombre d’accomplissements. Je sais, moi, ce que je lui dois. Je suis très heureux de vivre dans un monde où les idées et les représentations s’échangent et se combinent à travers les frontières, très. Byron, le plus grand romantique, était un moderne et un cosmopolite. 

Pour le dire autrement, je ne suis pas herderien… Maintenant, plus d’agriculture, d’industrie, mais aussi d’art et d’artisanat, et moins de « bullshit jobs » qui font vivre dans une bulle virtuelle ceux qui s’y adonnent, oui. Plus de librairies et aussi de quincailleries, et donc moins d’Amazon, oui. Plus de cafés et moins de Starbucks, oui. Y a-t-il besoin pour cela de changer notre économie en celle du Vietnam ? Je ne le crois pas. D’autant que l’une des choses que je tiens pour essentielles, c’est la recherche, et en particulier (je plaide un peu pour ma chapelle) les humanités. Encore une chose à la fois fort mal défendue par la gauche – qui, au fond, ne déteste pas la prolétarisation des chercheurs, sinon elle ne serait pas hostile aux financements privés – et complètement ignorée par la droite. 

Or, pour avoir des départements d’humanités puissants et riches dans nos universités, nous avons besoin d’argent. D’un argent bien dirigé, certes, mais c’est quand même de l’argent. Ce « luxe » n’est pas possible, pas à ce point, dans les pays en développement. Et la France qui se tiers-mondise a d’ailleurs de moins en moins d’argent pour les humanités et la recherche en général.

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Auteur et journaliste. Rédacteur en chef de Libre Média. Derniers livres parus: Un Québécois à Mexico (L'Harmattan, 2021) et La Face cachée du multiculturalisme (Éd. du Cerf, 2018).

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