La Haine en ligne, le livre du journaliste David Doucet, ancien rédacteur en chef des Inrockuptibles, accusé d’avoir été membre de la Ligue du LOL après un canular téléphonique, présente une galerie de parcours brisés par le lynchage sur les réseaux sociaux. Effrayant
Nombreux sont les livres « d’essais » dont la promotion trop médiatique invite naturellement le lecteur à la méfiance, tant celui-ci postule – souvent à raison – que l’intérêt de l’ouvrage est inversement proportionnel à la notoriété de son auteur. Cette méfiance raisonnable avait toutes les chances d’être exacerbée par la sortie du livre de David Doucet, La haine en ligne, publié récemment chez Albin Michel.
L’auteur, ancien rédacteur en chef des Inrocks, avait, certains s’en souviennent, agité le marigot journalistique parisien, il y a un an et demi de cela, lorsqu’il était soudainement accusé d’avoir été membre, au début des années 2010 (l’antiquité au regard de l’histoire d’internet) de la sulfureuse Ligue du LOL. Ce groupe privé de conversation sur Facebook était lui-même soupçonné d’avoir été le centre de commandement depuis lequel étaient lancées des cabales aussi cruelles qu’arbitraires à l’encontre de jeunes journalistes en quête de notoriété sur internet ; bref, à l’encontre de congénères, à l’encontre de ce qu’étaient alors les Vincent Glad et les David Doucet. Ce dernier, une fois ces méfaits exhumés, fut condamné devant le tribunal populaire des réseaux virtuels ; son licenciement, lui, fut aussi réel qu’immédiat. L’arroseur arrosé.
Une victime de la « cancel culture »
David Doucet devenait la cible de la « cancel culture », cette « culture de l’annulation » dont la vie médiatique anglo-saxonne donne le La, et qui consiste à établir l’indésirabilité sociale définitive et irrévocable d’une personne par une campagne d’exhérédation sur internet. Comme dans une fiction judiciaire américaine, les humiliés d’hier obtenaient enfin leur vengeance face à leurs tourmenteurs. Les offensés, renaissant ainsi des cendres de l’anonymat dans lesquelles ils avaient été plus ou moins relégués, pouvaient alors arborer le très convoité statut de « victime », lequel se porte aujourd’hui comme une croix de guerre à la boutonnière.
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Cette singulière didascalie suffisait à donner au public tous les gages pour qu’il perçoive dans l’ouvrage de l’intéressé le paravent ad hoc d’un exercice expiatoire destiné à racheter son droit de cité, davantage qu’une enquête approfondie sur les dérives d’internet. Ce premier aspect n’est pas à exclure, mais est-il incompatible avec le second ? Plus encore, ce désir de recouvrer une sociabilité personnelle et professionnelle normale est-il nécessairement le signe de la duplicité morale mal dissimulée de son auteur ?
Ce qui est respectable
Répondre à ces interrogations n’est pas l’objet de ce livre, car David Doucet, hormis en introduction, n’y parle pas de lui. Il n’est pas venu publier sa psychanalyse. Bien au contraire, il ne semble pas excessif de dire qu’il apporte, par une enquête minutieuse, des éléments de réponse particulièrement profonds à la question de notre rapport à la respectabilité sociale à l’ère d’internet. Qu’est-ce qui est respectable ? Et quels sont les critères de cette respectabilité sociale pour notre temps ? semble ainsi questionner le journaliste. Pour y répondre, David Doucet est allé à la rencontre de ses homoïois d’infortune qui, relégués vivants au sixième cercle de l’enfer, là où brûlent les hérétiques, tâchent tant bien que mal de continuer à vivre. L’expression n’est pas une coquetterie. Pour un mot outrancier, une blague qui tache, ou même, disons-le, parfois une faute réelle, dès lors qu’elle a le malheur d’être médiatisée, vous voilà réduit à cet aspect de votre personne, bien souvent le moins glorieux. L’instantanéité avec laquelle est consommée la polémique du matin n’a d’égal que celle de la persécution qui s’en suit. On peine ainsi à comprendre les ressorts de l’histoire d’A., jeune femme de dix-huit ans en 2008, qui a alors l’idée de publier sur Youtube un rap de son cru. Sa prestation jugée mauvaise, et c’est un torrent d’injure qui s’abat sur la jeune femme, laquelle est harcelée jusqu’au milieu de la nuit sur son téléphone fixe, quand ce ne sont pas des invitations au suicide. On est frappé par le caractère absurde de cette persécution, et plus encore sans doute par son incompréhensible pérennité. Ainsi, écrit l’auteur :
Dans cette petite commune rurale [où elle vit], le harcèlement d’A. est devenu un sport municipal, presque un rite initiatique. Douze ans plus tard, les écoliers se moquent d’elle de génération en génération.
On est certes bien plus gêné par la stupidité de ses oppresseurs que par la médiocrité supposée des performances musicales d’A., mais les premiers jouissent d’un anonymat qui donne au fait de hurler avec les loups une licence perpétuellement renouvelée pour ces méchancetés gratuites.
De même, David Doucet revient en détails sur l’inénarrable histoire d’Éric Brion. Personnalité du monde hippique, pour une remarque de beauf que nous lui laissons, (et pour laquelle il s’est excusé le lendemain par sms) lancée en 2012 à la journaliste Sandra Muller, il reçut l’indicible privilège d’être en 2017, soit cinq ans après les faits, la cible inaugurale du fameux fil Twitter « balancetonporc », émanation française du « metoo » américain. Dans la tourmente médiatique ainsi déclenchée, sa femme le quitte, les clients de son activité de conseil se dispersent, sa fille préfère éviter que les photos de familles ne soient trop visibles sur son compte Facebook. Il angoisse :
Je ne veux pas que dans dix ou vingt ans quand on tape mon nom sur Google, mes petits enfants ou arrière-petits-enfants voient le mot « porc » accolé à leur nom.
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Fallait y penser avant ? Bien fait pour lui ? Dans ce dernier cas, Éric Brion est ce que David Doucet nomme avec justesse un « bourreau idéal », c’est-à-dire une personne qui, par l’addition de ses attributs, incarne le prototype du prédateur oppressant tel qu’on se le représente. Et lorsque cette figure constituée a priori de l’oppresseur a le malheur surnuméraire de coller à la réalité, la dénonciation du Belzébuth du jour prend la teinture morale d’une œuvre de bienfaisance. S’agit-il de nier le caractère indécent de la remarque d’Éric Brion, de même que sa position dominante ? D’éluder exaspération légitimement ressentie par Sandra Muller dans un environnement de travail sexiste et anxiogène ? Nullement. On peut s’inquiéter seulement des réactions épidermiques déclenchées chez ces followers, qui, dans leur disproportion, traduisent à l’évidence un malaise diffus propre à l’époque.
« L’Effondrement du contexte »
De ce point de vue, c’est tout l’éventail des distinctions de degré entre les différents méfaits qui semble battue en brèche par ces réactions émotionnelles. Là où le droit pénal établit une hiérarchie entre infraction, délit et crime, la loi des réseaux sociaux ne dispose aucune gradation similaire. Le Torquemada du smartphone a toute licence pour anathématiser sans concessions ni recours possible la cible du moment, que souvent Twitter vient malicieusement lui suggérer en « tendances ». L’un d’eux s’est justement spécialisé dans la chasse aux chasseurs (les vrais) sur Twitter. Quand David Doucet l’interroge sur ses motivations profondes, c’est une triste et inquiétante réponse qui tombe : « le vide ». Et tant pis si le couple d’épiciers chasseurs qu’il a pris pour cible numérique a vu sa boutique ravagée par un peloton d’enragés, excités par ses tweets. La contextualisation, la mesure, deviennent d’un embarras superflu, et bien souvent comme ici, ce n’est pas un personnage public, mais bien le quidam qui fait les frais d’une telle violence. La logique de ces comportements justiciers semble avoir pour soubassement le désir de s’assurer à peu de frais de sa propre respectabilité, en l’espèce, non par ses actions, mais par ses dénigrements. À rebours d’une telle frénésie, Hegel, ce grand penseur de la non-immédiateté de la connaissance, estime pour sa part que « ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions ». C’est de ce point de vue à un double titre que la haine en ligne s’exprime en sens contraire de cette réflexion. D’abord donc par ce que le lyncheur du soir existe par la série de ce qu’il ne fait pas. Mais encore par ce qu’au lynché est refusé la possibilité d’être pris dans une série d’action ; ce que j’en ai vu ici et maintenant dans cette vidéo de quinze secondes sur Twitter me suffit. Ce mot ordurier que vous avez eu est-il une inanité que vous prononcez en l’air ou la charpente de votre pensée profonde ? Foin d’une telle complexité. David Doucet parvient ainsi à mettre en évidence le caractère démiurgique de ce Google qui « n’oublie rien » et qui semble déterminer mieux que vos amis ce que vous valez et qui vous êtes : ce qui vous rend respectable ou non, c’est ce que Google dit de vous en 0,49 secondes. Lorsque Balzac décrit le retour à Paris en 1817 de son Colonel Chabert, dix ans après la bataille où il est tenu pour mort, l’un des employés de l’avoué Derville s’interroge : « Est-ce le colonel mort à Eylau ? » Derrière cette question invraisemblable se cachent les tourments d’un homme qui cherche à prouver qu’il est lui. Son existence, par ce qu’elle est un non-sens administratif, n’est pas même reconnue comme une réalité ; il est mort dans les registres d’état civil. Sans doute cette lutte de Chabert pour certifier son identité aux yeux de l’État ne peut-elle rien trouver de plus contraire que l’expérience de l’homme moderne qui cherche à échapper au regard omniscient de Google. Là où vous êtes conscient de la finitude de votre vie, Google donne comme le vertige d’être partout et d’avoir l’éternité devant lui.
À qui la faute ?
Par cette très riche enquête, David Doucet délivre-t-il un message ? Son livre est-il un plaidoyer pour une tolérance généralisée qu’il espère voir s’appliquer à lui-même ? On n’y percevra pas une telle candeur. Bien sûr, il existe d’authentiques Ganelon, qui, calculateurs, savent manier le discours en vue de fins aussi malfaisantes que dissimulées. Mais les démasque-t-on à la volée ? Il est raisonnable d’en douter. Quant à la faute véritable, internet et les réseaux sociaux, tels que l’auteur nous les dépeint, semblent paradoxalement saper les conditions d’une authentique et salvatrice sévérité qui puisse la corriger. Si connaître et reconnaître avec sincérité ses propres fautes est sans doute une occasion privilégiée de se déterminer un idéal de droiture vers lequel tendre, on ne peut que se méfier de ces excommunions instantanées et définitives, bien plus aptes à susciter la terreur du faux pas qu’à engager une réflexion sur la signification de nos actions. À quoi bon faire son chemin de Damas si Google ne le sait pas ? Dans la lutte de tous contre tous pour la notoriété qu’internet décuple plus que jamais, la quête d’une bonne image numérique semble recherchée par l’homme moderne avec une ferveur analogue à celle que devait investir Saint-Louis pour glaner un morceau de la Vraie Croix. Effrayante cette modernité de surveillance morale qu’expose David Doucet ? On peut tâcher de s’apaiser comme on peut, à l’idée que deux-mille ans plus tôt, Juvénal déjà se disait à lui-même :
Par-delà les Sarmates et l’océan glacial, l’envie me prend de fuir quand ils osent nous faire la leçon, ces dragons de vertu, ces Curius dont la vie est une bacchanale.
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