Loin du chef-d’œuvre annoncé, mais pas honteux pour autant, le dernier opus du maître incontesté du « body horror » et des lectures tératologiques les plus déviantes se veut davantage un best-of de ses œuvres les plus emblématiques qu’une réelle réflexion innovante sur l’état de nos sociétés postmodernes et exsangues. Dommage…
Déjà-vu ?
Quoi de neuf sous le soleil noir et crépusculaire du roi de l’oxymore, de l’as du bistouri aiguisé, de l’esthète visionnaire (et/ou dystopique) cronenbergien ? Un fâcheux air de déjà-vu, hélas… et de grosse fatigue physiologique qui contamine progressivement les protagonistes et l’écran dans son entièreté mais qui pourrait également préfigurer le stade terminal de notre civilisation décrépite, arrivée à un point de non-retour… Avant une hypothétique lueur d’espoir symbolisée par le versement d’une larmichette par le héros du film à la toute dernière seconde du métrage !
Poursuivant ses profondes réflexions métaphysiques et biologiques sur la fusion des textures organiques et synthétiques (en l’occurrence ici plastiques suite à des pollutions industrielles grandissantes), Cronenberg pousse très loin le curseur de la fameuse « nouvelle chair » développée jadis dans des films bien plus enlevés et plus inspirés tels que le cultissime “Videodrome” (1983), le très pervers “Faux-semblants” (1988, Grand Prix Festival d’Avoriaz), ou encore le fascinant thriller “Existenz” (1999), trois bombes que l’on vous conseille chaudement de (re)visionner sans délai.
Mutations corporelles
La scène d’ouverture de “Crimes of the Future”, la plus lumineuse, est sans doute la plus belle et la plus forte du métrage. Dans un avenir proche qui pourrait être notre monde demain matin, sur une plage déserte, un petit garçon contemple la carcasse d’un bateau échoué non loin de la côte en remplissant machinalement son sceau de sable. Sa mère que l’on devine séparée et célibataire l’appelle pour le repas, puis c’est le drame. Le petit être se réfugie dans une austère salle de bain et mange instinctivement la corbeille poubelle en matières plastiques ! Sa génitrice surgit puis commet l’irréparable dans une scène asphyxiante et très émouvante.
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Ce drame inaugural servira de fil conducteur à une sombre et tortueuse intrigue qui mettra en scène un étrange couple de « body performers » constitué d’un très vieillissant Viggo Mortensen en parfait sosie de Cronenberg à l’automne de sa vie ainsi que notre Léa Seydoux nationale qui, pour une fois, n’en fait pas des tonnes et prend enfin la mesure d’un rôle tout en subtilité et en nuances.
Par la puissance de sa volonté, l’artiste malade Viggo / Saul Tenser parvient à développer des tumeurs et excroissances corporelles inédites qu’il parvient à sublimer / mettre en scène dans des spectacles extrêmes et voyeuristes, posant clairement la question de ce qu’est devenu l’entertainment dans nos sociétés dites démocratiques et libérales.
Des performances où la douleur se mêle au plaisir, Eros rejoignant les ténèbres de Thanatos dans des chorégraphies plastiques et esthétiques plutôt réussies et parfois impressionnantes avec effets gore garantis – Âmes sensibles s’abstenir. Une « hype » qui va bientôt susciter la curiosité du Bureau du Registre National des Organes, co-dirigé par une énigmatique Kristen Stewart, mais également celle d’une étrange organisation secrète sans doute avide de provoquer la fin de notre monde afin de basculer dans une nouvelle ère postmoderne et nihiliste.
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Film référentiel
Ceci étant posé, il convient bien entendu de préciser que Cronenberg entend directement rendre hommage et dialoguer avec son deuxième film d’auteur professionnel et très expérimental baptisé également “Crimes of the Future” (réalisé en 1970). Dans une société futuriste (en fait 1997 !), l’usage massif des produits cosmétiques avait provoqué l’extinction des femmes sur terre ! Dans une étrange clinique à l’architecture froide et soviétique, un ancien cadre médical menait une enquête afin de comprendre les causes de la disparition d’un certain Antoine Rouge, dermatologue devenu fou ainsi que les phénomènes d’excroissances d’organes développées jadis par certaines patientes…
Pour un Cronenberg athée réfutant toute transcendance, le corps est clairement l’unique réalité indépassable, objet de toutes les émotions sensibles et psychiques. Par conséquent, ce qui importe dans la vie ici-bas est de chercher et de trouver en toutes choses la « beauté intérieure », tel l’artiste qui va peaufiner, sculpter, polir son œuvre sans relâche afin d’en extraire les trésors les plus enfouis, fussent-ils ensevelis sous de la boue ou du plomb comme eût dit Baudelaire.
Les références aux plasticiens légendaires Picasso, Duchamp ou encore Bacon sont explicites dans le film, et montrent clairement de quel côté se situe notre artiste-peintre cronenbergien. Les corps monstrueux (du latin monstrare : désigner, rendre visible), mutilés, tuméfiés, stigmatisés, éclatés, recomposés, anamorphosés, en mutation ou en déliquescence peuvent revêtir une certaine beauté, un certain charme et magnétisme, selon la posture et le regard de l’artiste. Cronenberg place à plusieurs reprises dans la bouche de ses personnages les termes de « jouissance », « plaisir » et, sacrilège suprême, de « nouvelle épiphanie » !
Impossible évidemment de ne pas établir de parallèle entre ce synopsis et cet immense artiste bientôt octogénaire confronté à son tour à la maladie et aux drames personnels et intimes qui l’affectent forcément de plus en plus.
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L’on pourra alors lire cette fable écologique comme son film-somme testamentaire tout en regrettant le côté rabâché de tous ses grands thèmes de prédilection qui ont jadis assuré sa renommée et ses scandales.
Il est peut-être dommage qu’il n’ait pas persisté dans une voie plus originale et sans concession, dans le sillage de ses deux très bons derniers films dont les potentialités de lecture et d’interprétation paraissent vertigineuses, “Cosmopolis” (adapté du roman de Don DeLillo, 2012) et surtout “Maps to the Stars” (2014), déconstruction en règle du système actuel hollywoodien, mercantile, individualiste et profondément hypocrite, vaniteux et totalement creux.
Reste la question centrale et plutôt angoissante posée par ces “Crimes du Futur” : comment résister (retarder ? anticiper ? accompagner ? s’adapter ?) à l’avènement de cette « nouvelle chair » dans une société post-industrielle submergée par des pollutions plastiques et synthétiques qui auront raison de « l’être humain » digne de ce nom et connu jusqu’ici…
Cronenberg, un oracle néo-païen ? Peut-être trop puissant et cryptique pour les adorateurs d’idoles de Cannes !
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