Gérard Davet et Fabrice Lhomme – qui ont grandi en banlieue – ont été choqués par les résultats de l’enquête sur la Seine-Saint-Denis qu’ils ont dirigée. Leur livre Inch’allah décrit par le menu l’islamisation de la société qui gangrène ce département aujourd’hui majoritairement musulman. S’ils se défendent du moindre angélisme, les deux compères relativisent encore les liens étroits qu’entretiennent islamisme et djihadisme. Certains leur reprochent de dire des banalités, mais quand on travaille au quartier général de la bienpensance médiatique, il faut du courage pour dire ces banalités-là.
Causeur. À la lecture de votre livre Inch’Allah : l’islamisation à visage découvert, on a l’impression que vous découvrez la lune. Depuis Les Territoires perdus de la République (2002), on ne compte plus les livres, les enquêtes et les lanceurs d’alerte qui décrivent et dénoncent l’islamisation du pays. Il a fallu que François Hollande exprime devant vous ses profondes inquiétudes sur la question pour que vous découvriez le problème !
Fabrice Lhomme. D’abord, ne nous assimilez pas à l’ensemble de la presse française ! En fait, Hollande a été le déclencheur de notre enquête. Nous nous sommes dit que si même le président de la République, de surcroît un homme de gauche, réputé pour sa modération, voyait dans l’islamisation un problème très important, c’est qu’il devait y avoir un sujet. Mais à vrai dire, on le voyait déjà monter depuis des années. Les remontées venant de connaissances ou de sources (policiers, magistrats, préfets…) révélaient une islamisation préoccupante, notamment en banlieue parisienne.
Nous ne vous assimilons pas à l’ensemble de la presse française, nous pensons que le journal pour lequel vous travaillez a été à la pointe du déni ! Le Monde a consacré il y a deux ans (31 octobre 2016) un portrait élogieux au fondateur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qui se répand dès qu’il le peut sur le racisme d’État et autres sornettes. Et le même journal diabolise Georges Bensoussan, le coordinateur des Territoires perdus de la République, au prétexte qu’il observe l’existence d’un antisémitisme arabo-musulman…
Gérard Davet. D’abord, c’est votre droit de critiquer notre journal, et notre devoir de le défendre ! Surtout, Fabrice et moi sommes des reporters dont les enquêtes ne sont absolument – et volontairement – pas idéologisées. Ce livre ne dévoile pas un Watergate et ne prétend rien révolutionner. C’est d’abord un projet pédagogique, puis une enquête réalisée par cinq jeunes journalistes que nous avons encadrés. Il met au jour des éléments, connus pour certains, mais avec aussi nombre de révélations. Les journalistes qui sont allés sur le terrain n’ont rapporté que des faits. Alors, peut-être en effet y sommes-nous allés trop tard, peut-être que le journalisme dit d’ « investigation » aurait dû s’intéresser aux territoires supposés perdus… Résultat, on a laissé le terrain à des idéologues au détriment de journalistes se limitant aux faits et s’abstenant de toute interprétation.
Mais l’interprétation fait partie des missions du journalisme. Et Les Territoires perdus de la République, publié en 2002, est une compilation de témoignages de professeurs qui n’ont rien d’idéologique. En réalité, c’est votre idéologie qui vous a empêché de voir et d’entendre !
Fabrice Lhomme. Encore une fois, nous réfutons toute approche idéologique. Par ailleurs, je vous rappelle que Gérard et moi sommes des journalistes spécialisés dans les affaires politico-financières, les sujets dits de société, ce n’est donc pas notre terrain naturel. Cela dit, nous ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : la thématique de l’islamisation est connue depuis au moins une décennie. Une libraire du Bourget, qui nous a contactés après la sortie du livre pour nous reprocher de découvrir l’eau chaude, nous raconte qu’elle a dû fermer et partir à cause de la pression islamiste. Le vrai sujet, c’est que la gauche – au sens large – politique, et souvent journalistique, a refusé de se saisir de cette thématique, paniquée et paralysée à l’idée d’être accusée de faire le jeu de l’extrême droite. Appelez ça comme vous voulez, omerta, autocensure, déni ou aveuglement, en tout cas, cela a abouti à un résultat catastrophique. Du coup, quand on ose évoquer l’islamisation, on est lynchés en place publique !
Bienvenue au club ! Et ça se manifeste comment ?
Fabrice Lhomme. Depuis la sortie du livre, nous sommes qualifiés d’islamophobes, de fascistes et même de nazis sur les réseaux sociaux, que nous considérons, plus que jamais, comme des réseaux « asociaux », au sens propre du terme. Twitter, par exemple, est devenu une véritable arme de diffamation et de délation massives, une bénédiction pour les lâches, les frustrés… Parmi eux, hélas, certains journalistes, totalement irresponsables. Savez-vous que notre éditrice, Sophie de Closets, dont il faut saluer le courage, a appris que dans des librairies parisiennes, des personnes dissimulaient Inch’Allah afin qu’il ne puisse être acheté ? Quelle sera la prochaine étape ? Des autodafés, comme dans Fahrenheit 451… ?
Évidemment, nous ne vous souhaitons pas d’ennuis, mais il n’est pas inutile que vous compreniez ce que nous vivons depuis vingt ans. Et bien sûr, nous sommes un peu envieux de voir que, quand deux journalistes du Monde voient ce que beaucoup de Français voyaient, on les entend jusqu’à France Inter. Mais revenons à votre enquête. François Hollande vous avait déclaré que l’islam n’était pas intrinsèquement dangereux, que les problèmes venaient du fait qu’il cherchait sa place en France. Les résultats de votre enquête confirment-ils cette analyse ?
Fabrice Lhomme. Dans Un président ne devrait pas dire ça, Hollande, qui a accepté de nous parler assez longuement de l’islam, dit deux choses a priori contradictoires : d’une part, que « la femme voilée d’aujourd’hui sera la Marianne de demain » – ce qui signifie qu’elle retirera son voile et s’intégrera ; mais de l’autre, qu’une partie de la communauté musulmane porte des revendications visant à imposer ses normes sociales dans l’espace public. C’est la définition même de l’islamisation, qui pèse d’abord, il faut à chaque fois le préciser, sur la majorité des musulmans français, qui respectent la République. La plupart des témoins rencontrés pour ce livre, qui dénoncent l’islamisation, sont musulmans, ce n’est pas un hasard. Ainsi, Mokhtar, un vieux prof d’histoire, qui a vu sa ville de Saint-Denis complètement métamorphosée, s’attriste : « Ce n’est pas ma religion ! Elle est dévoyée ! » Ce discours est une réalité aussi palpable que les dérives islamistes.
Oui, depuis 2015, on a même des études très sérieuses, menées par l’Institut Montaigne et le CNRS, qui nous apprennent qu’il y a parmi les musulmans français une grosse minorité (environ 30 %) culturellement séparatiste.
Fabrice Lhomme. D’après le consultant Hakim El Karoui, environ un quart de la population musulmane française serait en sécession, et cette proportion monterait à 50 % chez les moins de 25 ans – ce qui signifie que tous les autres ne le sont pas.
La moitié des jeunes, c’est déjà très inquiétant, non ? D’autant que la majorité est de plus en plus silencieuse. Ce sont les extrémistes qui tiennent le pavé. Cette réalité, que vos apprentis journalistes ont pu toucher du doigt, vous a-t-elle personnellement surpris ?
Gérard Davet. Ces chiffres semblent astronomiques, nous n’avons pas pu nous-mêmes les vérifier. Mais nous n’avons pas été surpris par le phénomène en tant que tel, plutôt par son ampleur et son avancement. Quand les étudiants ont rapporté les résultats de leurs investigations, nous avons vu le tableau d’ensemble : des éléments très forts, précis et factuels, mettaient irréfutablement en lumière une islamisation agressive en train de s’installer dans certains pans de la société de la Seine-Saint-Denis. Fabrice et moi sommes tous les deux originaires de banlieue parisienne, nous y avons non seulement grandi, mais aussi travaillé. Et pas dans les meilleurs quartiers. Mes parents y vivent toujours, mes sœurs y enseignent, j’ai donc des capteurs pour détecter cette religiosité musulmane prégnante, de plus en plus revendicative et ostentatoire. Au Parisien, où j’ai commencé ma carrière, j’ai suivi les banlieues dites sensibles – Vitry-sur-Seine, Villeneuve-Saint-Georges, Orly… – de 1987 à 1995. Fabrice a également sillonné la banlieue pour le même journal à cette époque. Les problèmes des cités, c’était le banditisme, la drogue, la délinquance, pas l’islam. D’ailleurs, en presque dix ans, je n’ai jamais traité d’affaire liée à la religion.
Fabrice Lhomme. J’ai été moi aussi choqué par l’ampleur du phénomène et par certains faits. Ce qu’a vu l’une de nos journalistes dans l’école salafiste de Sevran où elle a réussi à passer du temps, a de quoi glacer n’importe quel républicain : des fillettes entièrement voilées, des enfants qui n’ont pas le droit d’écouter de la musique ni de reproduire la face humaine, leurs poupées n’ont pas de visage… Mais, en même temps, les mamans expliquent que dans leurs quartiers règnent le trafic de drogue, les armes, la violence… Elles jugent l’école publique dépourvue d’autorité, ce pour quoi elles préfèrent scolariser leurs enfants dans une structure, même salafiste, qui les recadre. Cela montre bien comment l’islam radical s’engouffre dans les failles de la République. Le problème est d’abord social avant d’être religieux.
La radicalisation est un phénomène mondial, de l’Afghanistan à Sevran, de Khartoum à Stockholm. Peut-être reflète-t-il une difficulté d’acculturation intrinsèque de l’islam plutôt que les fautes des pays d’accueil ? Et en France, les premières revendications sur le voile remontent à la fin des années 1980. L’État providence était encore très généreux.
Fabrice Lhomme. Personnellement, je crois l’islam soluble dans la République. Je connais nombre de musulmans parfaitement intégrés en France, et qui sont les premiers contempteurs de ces dérives islamistes. Je ne suis pas pessimiste. Le problème vient plutôt des nouvelles générations qui se sentent moins françaises que leurs parents.
Des enfants moins intégrés que leurs parents, ça vous rend optimiste ? Même chez les plus républicains des musulmans, une certaine vision du monde séparant les musulmans des mécréants, le hallal du haram, progresse. L’exemple par lequel vous ouvrez le livre est parlant : vous évoquez les revendications de policiers du 93 sur la viande et le contact avec les femmes pendant le barbecue annuel…
Gérard Davet. C’est peut-être l’exemple le moins significatif ! Sur une centaine d’officiers de la police judiciaire du département, auxquels il faut ajouter les familles et les gardiens de la paix invités, quelques-uns ont fait savoir à leur hiérarchie qu’ils ne souhaitaient plus venir parce que l’événement n’était pas hallal. Ce qui est en revanche préoccupant, et a déjà été documenté, c’est que cette islamisation n’épargne plus la police nationale.
Justement, cet exemple est révélateur : des citoyens français musulmans veulent contribuer à défendre la République, à condition que la République devienne hallal et renonce à un certain nombre de ses principes comme l’égalité homme-femme, la laïcité, une forme de sociabilité…
Fabrice Lhomme. Cette vague revendicative s’inscrit dans le cadre d’un retour planétaire du religieux, notamment dans le monde musulman. Pour nous, il serait déplacé d’aller au-delà du constat factuel et, dans le cas présent, de l’enquête que nous avons dirigée. On préfère laisser les sociologues, les historiens et les islamologues en expliquer les causes et les conséquences. Chacun son job.
Le rôle des journalistes ne serait pas d’analyser, d’expliquer, d’interpréter ? Nous avons un désaccord de taille sur ce point. Cela dit, il y a un quasi-absent dans votre livre : le « petit Blanc » malheureux devenu minoritaire sans immigrer. Avez-vous mieux compris ses angoisses identitaires et ses inquiétudes en milieu islamisé ?
Fabrice Lhomme. On n’a pas eu besoin de lancer nos jeunes journalistes sur cette enquête pour être sensibles à cette question. Il y a onze ans, l’actuel directeur des rédactions du Monde, Luc Bronner, a obtenu le prix Albert-Londres pour ses écrits sur la banlieue, évoquant notamment le malaise de ceux qu’on appelle parfois les « petits Blancs ». Le chapitre sur la communauté juive illustre pour partie ce phénomène. Ce n’est pas un scoop : les juifs restent entre eux pour se protéger. Si les juifs se regroupent, par mimétisme, les Asiatiques, les Maghrébins, les « Blancs » resteront entre eux. C’est ce qu’on appelle le communautarisme, pourtant totalement étranger à la République française.
S’agissant de l’islam radical, le communautarisme ethnico-religieux est redoublé par la séparation des sexes. Chez les femmes auxquelles vous donnez la parole, on décèle une tension entre la pression religieuse du groupe (sacralisation de la virginité féminine avant le mariage) et les stratégies individuelles de gestion du désir (réparations d’hymens, mariages temporaires). Pensez-vous, comme nombre d’observateurs, que les femmes sont les meilleurs agents du changement social ?
Gérard Davet. Il y a de tout : des musulmanes qui combattent l’islamisation, mais aussi certaines qui s’en accommodent, voire y participent. D’un côté, la préfète déléguée à l’égalité des chances du 9-3, d’origine algérienne, Fadela Benrabia, ou la gynécologue d’origine libanaise, Ghada Hatem, sont des lanceuses d’alerte qui combattent l’obscurantisme et la soumission des femmes. De l’autre, on trouve des femmes qui se débrouillent dans une situation qui leur est imposée, comme ces conductrices de taxi spécialisées dans le convoyage de femmes voilées. Beaucoup de femmes créent des business spécifiquement liés à la religiosité qui s’intensifie dans ces territoires.
Outre les musulmans, qui est responsable de cette islamisation par le bas : les politiques, les élites, les journalistes qui ont laissé faire ?
Fabrice Lhomme. Tous les acteurs de la société, du policier au professeur en passant par le journaliste, sont manifestement passés à côté de quelque chose. Le témoignage d’une directrice d’école de Bobigny est instructif : des enfants ne voulaient pas entrer dans la basilique de Saint-Denis parce qu’ils sont musulmans, d’autres répartis entre tables « pures », pour les élèves musulmans, et tables « impures »… Mais elle raconte aussi comment elle a réussi à les retourner par un mélange d’argumentation et de fermeté. Cet exemple, comme tant d’autres, suggère que l’on pouvait collectivement faire autrement et qu’on a raté le coche…
Cela dit, si beaucoup n’ont rien vu venir, d’autres voyaient, mais avaient peur de parler ou d’agir. La peur d’être rangé à l’extrême droite, d’être accusé d’islamophobie, mais aussi, pour ceux qui vivent l’islamisation au quotidien, la simple peur physique. Tout cela a incité au silence. Et cela continue. Plusieurs personnes citées dans le livre ont essayé de prendre leurs distances une fois qu’il a été publié, et on peut les comprendre !
Gérard Davet. Mokhtar Ammi, le prof d’histoire retraité dont le témoignage ouvre le livre, n’assume plus ses propos. Interrogé à la télévision, il ne dit plus du tout « on m’a volé ma religion », il délaye. Parce qu’il a peur.
Le problème, c’est que Mokhtar Ammi a des raisons d’avoir peur. Pour beaucoup de juifs, la France a été une opportunité pour les individus, notamment les femmes, de s’émanciper du groupe. Sur trente ou quarante ans, on observe une évolution inverse chez les musulmans : le groupe reprend le contrôle des individus…
Fabrice Lhomme. Ce qui est frappant, c’est qu’on retrouve dans le débat public la pression du quartier exercée par les voisins, la « rue », la communauté… Collectivement, on subit cette pression. Et c’est spécifique à ce sujet, qui est un peu l’ultime tabou. Notre cellule de jeunes enquêteurs s’appelle « Spotlight », en hommage aux journalistes du Boston Globe qui ont révélé en 2002 un scandale de pédophilie dans l’Église. Mais les reporters du Boston Globe ne se sont jamais fait taxer – pardon pour le néologisme – de « catholicophobie » ! Pour tout le monde, il est évident que dénoncer des prêtres pédophiles, voire dire qu’il y a un vrai problème de pédophilie dans l’Église, ne signifie en aucun cas stigmatiser l’ensemble des catholiques. Mais quand il s’agit de l’Islam, c’est impossible. Il y a une peur, un interdit même, qu’il revient aux intellectuels d’analyser.
Cette peur a aussi d’autres causes plus immédiates, et plus physiques. Depuis le carnage de Charlie Hebdo, on sait que les djihadistes peuvent tuer leurs contradicteurs. Or, sur France Inter, vous avez expliqué ne pas avoir traité le djihadisme, parce qu’il ne serait pas lié à l’islamisation. Le sécessionnisme, culturel, géographique ou physique, n’est-il pas le terreau du terrorisme ?
Fabrice Lhomme. Nous évoquons quand même ce phénomène, notamment avec l’histoire de la famille Roy dont le fils, converti, est mort en Syrie dans les rangs de Daech. Mais il est vrai que nous n’avons pas voulu aller sur ce sujet, car le risque d’amalgame est trop fort : je ne crois pas que toutes les personnes qui ont la volonté d’imposer un islam rigoriste dans le débat public soient des terroristes potentiels, et heureusement !
Tous les islamistes ne sont pas terroristes, mais tous les terroristes sont islamistes. Comme disait Mao, un bon guérillero doit se sentir dans son environnement comme un poisson dans l’eau. Dans Le Monde, Ariane Chemin a révélé l’empreinte du complotisme et de l’antisémitisme dans la madrasa de la mosquée de Paris. Et Florence Aubenas, également dans Le Monde, a rencontré l’entourage de la cousine du chef du commando du Bataclan, où l’on explique que « condamner les voyages en Syrie serait un peu se trahir » et « qu’une fille portant le voile sera toujours mieux que celles qui aiment la fête. » Bref, votre livre parle de la forêt où se cache l’arbre djihadiste.
Fabrice Lhomme. Les exemples que vous prenez attestent que Le Monde n’évite pas le sujet ! Nous essayons de ne pas mêler notre avis personnel aux faits même si, j’en conviens, la limite est parfois ténue. Au risque d’être accusés de pusillanimité voire de tartufferie, nous nous contentons de mettre des faits sur la place publique. Par exemple, dans le chapitre sur l’islamisation dans l’entreprise, deux modèles sont présentés : un chef d’entreprise laïcard pur et dur qui ne veut pas de religion et notamment pas de prières dans sa société ; un autre qui compose et négocie. Et nous ne tranchons pas, d’abord parce qu’en l’espèce je ne suis pas sûr d’en être capable, mais surtout parce qu’on juge les lecteurs assez intelligents pour se faire eux-mêmes un avis.
Gérard Davet. Il y a une phrase de Montaigne qui dit tout : « Les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité. Ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs ! » C’est notre conception du journalisme, depuis toujours. Un journalisme à l’anglo-saxonne, alors qu’en effet le journalisme français, par tradition, est souvent empreint d’idéologie. On a publié des enquêtes visant Sarkozy, d’autres sur les « affaires » du FN, puis un livre qui a fait chuter Hollande… Je pense que nous sommes inclassables, parce qu’on tient à chaque fois à en rester aux faits.
Bah voyons ! Comme si la vérité ne se trouvait pas aussi dans les raisons. Alain Finkielkraut définit le politiquement correct comme le refus de voir ce que l’on voit. Par exemple, vous évoquez l’employé de la RATP, Samy Amimour, qui s’est fait sauter au Bataclan : il n’y a aucun rapport entre son acte et le célèbre dépôt « hallal » de la RATP aux Pavillons-sous-Bois ?
Gérard Davet. Mais on n’en sait rien ! On est incapables d’établir un lien direct et constant entre l’irruption du fait religieux musulman dans tous les secteurs de la société en Seine-Saint-Denis et l’apparition d’un terreau djihadiste.
Fabrice Lhomme. Un de nos jeunes enquêteurs a réussi à pénétrer dans ce fameux dépôt RATP. Il a trouvé une situation pas forcément rassurante, mais qui ne correspondait pas au repaire d’islamistes, voire de djihadistes, décrit par certains médias. Cependant, quand on entend que des chauffeurs de bus ne veulent pas saluer une femme ou prendre leur service après une femme, c’est inquiétant. Il y a aussi un local pour prier, ce qui est interdit dans une entreprise publique.
Ce genre de revendication au travail se généralise dans le 93. Précisant que les musulmans forment une bonne moitié de la population du département, vous écrivez : « Depuis peu, le département n’est plus un sas [où] on venait, puis on repartait. » « La masse des foulards et des barbus » que vous décrivez correspond-elle au projet de vie de la majorité locale ? Le contrôle social islamique est-il plébiscité par la base ?
Fabrice Lhomme. Faute d’étude spécifique, hormis peut-être les travaux de Hakim El Karoui, difficile de savoir si la communauté musulmane se reconnaît dans ce modèle de société. Et puis, du fait du contrôle social, de la pression collective, beaucoup d’habitants n’osent pas parler sincèrement.
Gérard Davet. Auparavant, dans le 9-3, les cités et quartiers étaient « tenus » par les communistes. Ce maillage social disparaît peu à peu au profit d’associations culturelles ou cultuelles qui prennent de plus en plus de place. Certains en profitent pour se faire une place au soleil en engrangeant des bénéfices sur le marché du hallal, la construction de mosquées… Pour autant, sont-ils si religieux que ça ? Je n’en suis pas sûr.
Fabrice Lhomme. Cela nous amène sur le terrain politique, et donc le clientélisme, répandu aussi bien à gauche qu’à droite. Pour être élus, des hommes politiques transigent avec la communauté musulmane, font des concessions, quitte parfois à faire des entorses à la laïcité. C’est un phénomène très prégnant en Seine-Saint-Denis.
Mettons-nous une minute à la place des politiques, a fortiori des maires : sauf à commettre un suicide électoral, ils ne peuvent ignorer les revendications des musulmans…
Fabrice Lhomme. Bien entendu ! Les politiques sont censés répondre aux aspirations de leurs administrés, particulièrement à l’échelon local. Reste que dans les villes à majorité musulmane, nombreuses en Seine-Saint-Denis, ils sont confrontés à de plus en plus de revendications communautaires, voire communautaristes. Mais, encore une fois, une grande partie des musulmans français y sont non seulement opposés, mais sont aussi victimes de ce processus. Alors, au motif que nous disons crûment les choses, il est insultant, mais surtout absurde, de nous accuser de jeter l’opprobre sur une communauté ! C’est au contraire aider les musulmans que dénoncer les dérives radicales, qui sont encore minoritaires. Ce n’est pas le mensonge ni le silence qui les protégeront, mais au contraire la vérité, aussi déplaisante soit-elle parfois, et le débat public. C’est exactement le but de cet ouvrage.