On le sait au moins depuis Flaubert, rien ne vaut la correspondance des écrivains pour comprendre qui ils étaient et à quoi ressemblait leur temps. Celle de Dashiell Hammett qui paraît ces jours-ci en édition de poche sous le titre Un type bien n’était pas de surcroît, tout comme celle de Flaubert, destinée à la publication. C’est la fille de Hammett qui nous le dit : « Publier les lettres de Papa de son vivant n’était même pas pensable. Il aurait détesté ça. C’était quelqu’un de secret, qui se livrait peu et vous disait seulement ce qu’il voulait que vous sachiez. L’idée que des inconnus puissent jeter ne fût-ce qu’un œil dans sa vie lui aurait fait horreur, aussi bien en ce qui concernait ses côtés admirables que ses aspects un peu moins reluisants. Et Dieu sait qu’ils furent nombreux, tous ces trucs dont il n’était pas fier : l’alcool, les filles faciles, les années perdues. »
C’est ainsi qu’un peu plus de mille lettres, qui vont de 1921 à 1960, élaborent une vision des États-Unis, de la littérature et du métier d’homme aussi subjective que précise car personne n’est plus lucide sur soi-même qu’un écrivain, surtout quand il écrit à ses maîtresses, sa famille ou ses éditeurs. Le lecteur, lui, devient un voyeur ; phénomène particulièrement poussé chez ceux qui aiment Hammett dont l’œuvre se caractérise par une impassibilité certaine et un refus définitif de la psychologie. Ainsi, quand il publie Moisson Rouge en 1929, Hammett ne publie pas seulement un excellent roman en résonance avec une époque où les USA s’enfoncent dans la Grande Dépression, il invente un genre littéraire qu’on appelle le roman noir.
Il ne faut pas confondre le roman noir et le roman policier, même si Hammett continue un temps dans ses lettres à utiliser cette dernière appellation. Le roman noir est une littérature janséniste qui dit les désordres du monde quand le roman policier nous rassure, au contraire, avec des fins heureuses.[access capability= »lire_inedits »] Moisson Rouge raconte un carnage : le patron d’une petite ville minière a utilisé les services de truands pour réprimer les grèves. Mais ces derniers ne veulent plus lâcher leur part du gâteau. Un privé, qui est le narrateur, va jouer la carte de la division entre les truands, jusqu’à ce que ceux-ci se massacrent joyeusement.
Non seulement l’histoire mettait en scène une violence inédite, la collusion entre le pouvoir politique, le crime organisé, la police et les milieux d’affaires, mais elle était racontée d’une manière plus nouvelle encore. Hammett inventait un style qu’on appelle comportementaliste : les motivations et les sentiments des personnages ne sont jamais exprimés. Le lecteur peut deviner ce qui se passe seulement à partir des indices extérieurs qui lui sont donnés. Dans la correspondance, on voit naître cette nouvelle esthétique. Dans une lettre de 1928 à Blanche Khnopf qui dirige avec son mari une des grandes maisons d’édition new-yorkaise, Hammet écrit : « Je suis l’une des rares personnes, s’il en existe encore, moyennement cultivées, qui prenne le roman policier au sérieux. »
L’année 1929 est un tournant dans la vie de Hammett. Il publie deux de ses cinq romans, Moisson Rouge et Sang maudit qui rencontrent un succès phénoménal et il quitte sa femme et ses deux filles pour aller vivre à New York. Comme c’est « un type bien », il sera toujours prêt à les aider financièrement quand il sera en fonds, ce qui n’est pas toujours le cas. C’est le temps des fêtes, des palaces et de l’alcool, beaucoup d’alcool. Hammett sera un ivrogne d’élite, de ceux dont Baltasar Gracián disait : « Il y en a qui ne se sont saoulés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie. » En 1930, il publie Le Faucon de Malte, toujours chez Khnopf et la Paramount sort Roadhouse nights, un film adapté de Moisson rouge. Notre homme est lancé, il part à Hollywood comme nombre des plus grands écrivains de l’époque, Fitzgerald et Faulkner par exemple.
C’est le temps béni où les nababs de Beverly Hills pensent que les meilleurs scénaristes se trouvent chez les écrivains. Comme ils ne sont pas non plus des philanthropes, ils cassent assez vite leurs jouets. Fitzgerald a bien raconté ça dans ses Histoires de Pat Hobby. Croquis d’atmosphère de Hollywood vu par Hammett dans une lettre de 1934 : « Je ne t’ai pas écrit depuis plusieurs jours, trop honteux de ma conduite. Je t’ai été relativement fidèle, mais ayant pas mal forcé sur la bouteille jusqu’à samedi soir – j’ai négligé mon travail pour les studios, oubliant tout sens de la dignité et ainsi de suite. Dimanche, j’ai été malade et c’est pareil aujourd’hui ! Je suis retourné ce matin à la MGM pour la première fois depuis mardi dernier, avec l’idée de me ressaisir, mais je n’ai pas abattu beaucoup de travail. »
Dans Le Chasseur et autres histoires, un recueil totalement inédit de nouvelles qui vient de paraître, on trouve nombre de scénarios écrits par Hammett. À vrai dire, ce sont plutôt des nouvelles mais les studios de l’époque payaient pour son imagination. Ils achetaient le sang des auteurs. En échange, ils ne leur demandaient pas de se soumettre à une quelconque technique d’écriture. Cette vision presque faustienne était très rentable pour eux. Pour l’écrivain, c’est moins évident. Le cinéma fait vivre Hammett mais il ne publiera plus à partir de 1934 et restera le compteur bloqué sur cinq romans en cinq ans et moins de soixante-dix nouvelles.
À Hollywood, il rencontre la femme de sa vie à une fête donnée par Darryl F. Zanuck. Elle s’appelle Lillian Hellman, et c’est l’une des principales destinataires des lettres. Elle a onze ans de moins que lui et ils connaîtront jusqu’à la mort de Hammett, en janvier 1961, une relation fusionnelle, tantôt amants, tantôt dans une manière d’amitié amoureuse. Elle sera sa confidente et sa compagne dans les luttes politiques. Dramaturge, actrice, scénariste, Lillian Hellman est une femme engagée : elle soutiendra la république espagnole contre le franquisme et sera membre, un temps, du Parti communiste américain. Les mêmes combats que Hammett qui connaîtra la chasse aux sorcières menée par le sénateur McCarthy. Comme il refuse de donner le moindre nom lors de son procès, il connaît la prison pendant plusieurs mois en 1951, malgré sa santé précaire de tuberculeux depuis les années 1920. « C’est une triste condition que d’être en prison, sacrément perturbante, mais ça s’arrête là, et parfois même ce « sacrément » n’est pas de mise. Je ne sais pas comment je vivrais une plus longue peine, mais comme disent les gars, tu peux tirer tes cinq mois les doigts dans le nez », écrit-il à sa fille Jo depuis le pénitencier d’Ashland sous le numéro d’écrou 8416.
A-t-il eu le temps, en prison, de se souvenir de sa vie bien remplie, de se revoir, lui le petit gars du Maryland né dans une ferme en 1894 ? Il devait suivre les pérégrinations d’un père qui avait le démon de la mobilité géographique. On vend la ferme, on déménage à Baltimore, puis à Philadelphie. Ça ne va pas fort, Dash est tuberculeux et il doit quitter l’école à 14 ans. Ce qui est désormais devenu de l’ordre du cliché, en l’occurrence l’écrivain américain qui a connu cent métiers différents, trouve son origine dans la vie de Hammett à cette époque, tour à tour vendeur de journaux, employé dans une agence maritime, manœuvre sur les voies ferrées et garçon de courses.
Il ne faut donc pas s’étonner si son œuvre est l’une des premières à faire apparaître les bas-fonds dans la littérature américaine. En 1915, il va avoir l’occasion de visiter les dessous de l’Histoire contemporaine en devenant détective au service de l’agence de police privée Pinkerton. Il s’agit avant tout d’une espèce de milice patronale essentiellement chargée de briser les grèves. On peut penser que Hammett devient communiste à ce moment-là, en réaction à une conception du dialogue social qui emprunte davantage au western qu’à la table ronde. Il reste chez Pinkerton jusqu’en 1921, avec une parenthèse notable durant laquelle il sert comme volontaire dans l’Armée en tant qu’ambulancier, ce qui aggrave sa santé quand une épidémie de grippe espagnole sévit dans les hôpitaux militaires et déclenche chez lui des bronchites à répétition. Pourtant, en 1942, alors qu’il est déjà bien affaibli, il se portera de nouveau volontaire et servira jusqu’en 1945 en Alaska où il sera rédacteur en chef du quotidien The Akadian, destiné aux soldats.
Quand il meurt le 10 janvier 1961, ce rouge non repenti et patriote volontaire pour deux guerres mondiales est enterré au cimetière d’Arlington, en Virginie, au milieu des héros tombés au feu. C’est le bon côté des USA, ce genre de paradoxe. Peut-être aussi était-ce une manière comme une autre de rendre hommage à celui qui n’avait cru qu’à la littérature comme le prouve encore Le Chasseur et autres histoires qui réunit les histoires « non policières » de Hammett jusque-là dispersées en revues.
Hammett les a écrites en ne les trouvant ni inférieures, ni supérieures à celles qu’il publiait dans les pulps, ces magazines bon marché : le crime en est le plus souvent absent dans sa représentation, ce qui ne veut pas dire pour autant que le monde vu par Hammett n’est pas criminel. Là encore, ses personnages se caractérisent par une forme de droiture légèrement désespérée, caractéristique hammettienne entre toutes.
On trouvera néanmoins, dans un bonus qui réjouira les amateurs de noir, une nouvelle inédite dont le héros est Sam Spade, autre détective mythique, avec le Marlowe de Chandler, de la littérature « hard-boiled » américaine. Elle est intitulée, Tout le monde sait manier un couteau, ce qui pourrait servir de définition de l’art poétique ou d’épitaphe, comme on voudra, pour un des plus grands écrivains de ce siècle.
Hammett anthologiste
Terreur dans la nuit est une anthologie de nouvelles d’horreur réalisée par Hammett lui-même en 1931. C’est l’année où tout ce qu’il touche se transforme en or. Cela ne durera pas et il n’oublie pas que sa gloire est d’abord venue de l’univers des pulps, ces magazines qui touchaient des millions de lecteurs jusque dans les années 1950. Les pulps n’étaient pas seulement consacrés au policier ou au noir, on y trouvait des récits de guerre, de science-fiction, de fantastique, d’horreur. Dans cette anthologie, Hammett fait preuve d’un bel éclectisme. Si on trouve un texte de Lovecraft, le fondateur de l’horreur made in USA, il y a quelque surprise dont les pages du très sage André Maurois, ce qui nous rappelle au passage que ce grand oublié aborda aussi, à l’occasion, le fantastique. L’intérêt réside aussi dans la préface de Hammett qui se montre un lecteur subtil, théorisant sans pesanteur ce qu’il peut y avoir de commun entre l’esthétique de l’épouvante et celle du noir : « Tout ce que peut normalement espérer le plus talentueux des auteurs, ce sont des frissons d’angoisse lorsque son lecteur se sent emporté vers ces choses qui ne peuvent arriver, puis un tressaillement lorsque le lecteur découvre que les choses qui ne peuvent arriver sont devenues les choses qui ne devraient pas arriver. »
Le Chasseur et autres histoires de Dashiell Hammett (traduction de Natalie Beunat, Gallimard), Gallimard.
Un type bien, correspondance 1921-1960 de Dashiell Hammett (traduction de Natalie Beunat, Points), Points.
Terreur dans la nuit, 10 nouvelles horrifiques, présentées par Dashiell Hammett, Fleuve Editions.
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Terreur dans la nuit: Dix nouvelles horrifiques présentées par Dashiell Hammett
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