Deux livres d’histoire, très riches, nous racontent, l’un le Conservatoire Rachmaninoff à Paris, haut lieu à la fois de la musique, de la gastronomie et de l’immigration russes; l’autre l’évolution de l’armée allemande de 1870 à 1945, dont la responsabilité dans les crimes de la Seconde Guerre mondiale ne peut plus être contestée.
L’affaire peut paraître anecdotique : en 2024, le Conservatoire Rachmaninoff célèbre son centenaire. Mélomanes, familiers et gastronomes connaissent tous cette vielle adresse du 26 avenue de New-York, dans le XVIe arrondissement de Paris, et sa fameuse Cantine russe où l’on déguste toujours, jusqu’à une heure tardive, bœuf stroganoff, bortch ou chachlik de poulet… Mais, face à la passerelle Debilly – du nom du général d’Empire vainqueur de la bataille d’Auerstaedt – dont les arches de métal enjambent la Seine depuis l’an 1900, l’édifice à la singulière façade de moellons et de briques rouges demeure l’écrin miraculeusement préservé d’une école de musique, d’une programmation alliant concerts lyriques et récitals de piano, ainsi que d’une importante bibliothèque et, last but not least, d’un monumental fonds de partitions et d’archives retraçant un siècle d’immigration russe.
Depuis un peu plus d’un an, l’institution a relancé la tradition séculaire des salons littéraires sous la houlette du jeune et brillant écrivain-journaliste Erwan Barillot. C’est à cet homme de bonne éducation qu’on doit à présent, co-écrit avec Arnaud Frilley, l’actuel directeur du Conservatoire, le superbe ouvrage Destins russe à Paris, sous-titré Un siècle au Conservatoire Rachmaninoff.
Abondamment illustré de portraits, d’images d’archives, de correspondances signées de grands noms de la musique, de comptes-rendus et autres courriers administratifs, ce qui ne pourrait être qu’un assommant livre de commande se lit, tout à l’inverse, au prisme de cette communauté d’artistes exilés – depuis les deux Serge, Rachmaninov et Prokofiev, jusqu’au grand danseur et chorégraphe Serge Lifar, en passant par les deux Alexandre, Glazounov et Gretchaninov, ou encore Fiodor Chaliapine… – comme la geste, édifiante et souvent tragique, de ces mille destins pris dans les mâchoires de l’Histoire.
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Car bien au-delà des étapes successives qui, des Années folles à aujourd’hui, retracent les épreuves, les incertitudes, les improbables renaissances de l’établissement, le récit est celui, captivant, de ces générations d’exilés, de ces princes et princesses déchus et désargentés, de ces artistes géniaux ravis à leur patrie par la dictature bolchevique et imprimant leur marque à ce lieu, pour jamais auréolé de leur prestige. Érudite, haute en couleur, ressaisie par une plume de belle tenue, cette évocation court des origines à nos jours dans un luxe de précisions qui témoigne d’un patient travail de recherche : Serge Lifar au sommet de sa gloire, à la fin des Ballets russes ; naissance de la Société musicale russe en exil (SMRE), en présence d’Hélène Vlamirovna, cousine de Nicolas II ; mariage entre la SMRE et le Conservatoire en 1931, Prokofiev en vedette ; chanteuse Nadejda Plevitskaïa, née en 1884, errante en exil de la Bulgarie à l’Allemagne, ses bijoux mis en gage, finalement recrutée comme agent de renseignement par la police stalinienne contre la promesse illusoire de recevoir des terres, bientôt chargée par le NKDV du kidnapping d’un général, et achevant sa vie dans une prison française ; emménagement à « Tokio » ( selon la graphie de l’époque) dans ce bâtiment appartenant à l’industriel Maurice de Wendel ; inauguration par Serge Rachmaninoff ; liens de la poétesse Marina Tsvetaeva avec Lifar ; derniers feux du prince mécène Volkonski, l’ancien directeur des Théâtres impériaux, qui s’éteint en 1937 dans les bras de la veuve américaine Mary Fern French qu’il a épousé à 76 ans ; déchirements dans la débâcle de la défaite puis les affres de l’Occupation ; Conservatoire bien nommé, car ultime planche de salut d’un bon nombre de Juifs d’origine russe ; héroïsme d’Adrien Conus, ami de Kessel, ou du violoniste Michel Tagrine… Exemples entre cent, glanés dans ce vivier vibrionnant où s’ébattent nos deux mémorialistes.
Dans l’après-guerre, « l’établissement devient le point de ralliement des Russes de Paris, des émigrés de la première heure aussi bien que des compatriotes soviétiques » […] « quelles que soient leur nationalité dans « l’Empire » et leur inclination idéologique » […] « Le Conservatoire est un lieu artistique : il ne fait pas de politique », assurent-ils. Sauvé de la ruine par la princesse Vera Narychkine en 1951, il accueille la célèbre classe de ballet de Serge Lifar, lequel y multiplie les événements d’exception, l’institution devenant « malgré les embûches, un lieu de fête, de culture et de vie »dans une stratégie d’ouverture qui porte ses fruits.
Mais le lieu, au cœur de la Guerre froide, hibernant dans le passé, est pris en otage par les manœuvres des services secrets. Unique école de ce qu’il est convenu d’appeler « la grande tradition russe », le Conservatoire Rachmaninov – ou Rachmaninoff avec deux f, selon la graphie retenue par nos auteurs, tout comme sur l’enseigne en lettres capitales qui orne la façade de l’édifice – devra son sauvetage au russophile Jacques Chirac en 1988, avant d’entrer dans une période de grosses difficultés dans les années post-soviétiques, « jusqu’au spectre de sa fermeture définitive ».
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Là encore, ce sont les arrière-plans sociétaux, politiques, mondains dont l’institution est une caisse de résonance qui font tout le prix de ce livre-hommage si excellemment renseigné. Ainsi y apprend-on par exemple que Charlotte Gainsbourg, alias Ginsburg, descendante d’un pianiste juif de Petrograd, y suivra assidûment des leçons de piano, tout comme son amoureux Yvan Attal, et Jane Birkin, qui fréquentent la cantine… Au point que ce devient l’endroit où se montrer, la halte obligée figurant désormais dans les guides touristiques. L’entregent du comte Cheremetieff ne parviendra pourtant pas à le maintenir à flot : en 2020, le Conservatoire est en cessation de paiements.
Phénix décidément insubmersible, le Conservatoire Rachmaninoff, dont les murs ont été rachetés in extremis par la Ville de Paris, doit son ultime renaissance à Arnaud Frilley, lointain descendant d’émigrés russes par sa mère, les Kagansky, dont l’entreprise Titra inventait, en 1933, le sous-titrage cinématographique… La crise ukrainienne provoque la dernière tourmente qui s’abat sur le site, « objet d’intimidations et de menaces tout au long de l’année 2022 ». Reste que, deux ans plus tard, « le nombre d’élèves retrouve son niveau d’il y a trente ans, en pleine expansion ». Une épopée d’un siècle méritait bien quatre-cents pages. Palpitantes.
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« Gott mit Uns », « Dieu avec nous » : « trois mots gravés enserrant l’aigle germanique ou la couronne impériale sur la boucle du ceinturon des soldats allemands ». Ainsi s’ouvre le volume que Benoît Rondeau, spécialiste de l’histoire militaire de la Seconde guerre mondiale (cf. Être soldat de Hitler, Perrin, 2019), consacre à celle de l’armée allemande, sur la longue période qui part de l’unification consécutive à la défaite de la France face à la Prusse en 1870, et s’achève par la victoire des puissances alliées contre le IIIème Reich.
Le contenu du livre obéit pleinement à l’intention formulée par son sous-titre : « Grandeur et chute d’une force implacable ». Il livre en cela une approche passionnante, qui évite avec soin l’écueil du survol, à nouveaux frais, d’une chronologie archiconnue : celle des trois conflits engendrés par l’Allemagne en moins de cent ans. A travers le prisme de l’histoire de son armée, cette relecture des événements impose un regard neuf sur ce temps tellement exploré déjà de fond en comble par les historiens.
Autant dire que, sur l’infrastructure, l’organisation, les ressources, les plans de campagne de cette énorme entreprise que fut l’armée germanique dans ses évolutions sur près d’un siècle, cette mine de détails remet tout en perspective, de façon inédite et éclairante. Des prémisses du système militaire allemand sous Frédéric II jusqu’à la création des antagonistes Bundeswehr et Nationale Volksarmee sous le double pavillon de la DDR et de la RDA, le récit affine notre compréhension des logiques qui ont conduit aux affrontements titanesques, aux crimes et à l’épilogue que l’on sait.
Ainsi est-ce tout l’arrière-plan des événements qui est ici dépeint dans un foisonnement de données souvent surprenantes, toujours mises en avant de façon pertinente, et dont, mises bout à bout, la vision d’ensemble présente un tableau saisissant. Pour mieux faire entendre le caractère stimulant de ce texte, citons-en quelques passages, puisés au hasard des pages : Benoît Rondeau nous apprend, par exemple, que dans la guerre de 1870, le total combiné des pertes dépasse « cinq fois les pertes austro-prussiennes de 1866 ». Ou que l’armée prussienne est alors la première « avec les forces des Pays-Bas, à vacciner les soldats, mesure qui fait reculer les décès dus à la variole ». Ou encore, plus loin, dans le contexte de l’unification, que « la Prusse a dû insister pour imposer le principe des doubles cocardes de part et d’autre du casque : une aux couleurs de l’Empire, l’autre avec celle de l’État » et qu’« il n’y a donc légalement pas d’armée impériale en tant que telle, mais un conglomérat de forces armées, d’où l’absence d’un ministre de la Guerre impérial allemand ».
L’on apprendra que pendant la Grande Guerre : « commander dans ce réseau de tranchées suppose la pose de câbles de téléphone, qui ont une fâcheuse tendance à être coupés par les tirs d’artillerie. Les conversations s’avèrent en outre peu discrètes puisque les amplificateurs permettent de capter les ondes dès 1915. Outre le recours aux signaux optiques, ce problème peut être résolu par la généralisation de la TSF […] d’abord distribués aux unités de cavaleries », etc. L’auteur constate qu’en 1918 « l’armée allemande possède environ 40 000 véhicules automobiles, soit cinq fois moins que les forces de l’Entente » et que dans l’offensive lancée en mars 1918 « les 10 000 canons et mortiers lourds allemands soutiennent l’assaut de 1,4 millions d’hommes sur un front de 80 kilomètres » et « attaquent à trois contre un avec l’appui de 730 avions ».
Benoît Rondeau fait cette observation : « L’armée semble omnipotente. Sa responsabilité [contre la faveur du gouvernement pour une négociation de paix] dans la poursuite de la guerre [de 14-18] et des souffrances endurées est patente ». La défaite consommée, le général Hans von Seeckt (1866-1936), réorganisateur de l’armée après le Traité de Versailles, s’arrangera pour « circonvenir d’autres entraves à la constitution d’un outil de guerre efficient ». De fait, conclut Rondeau, « l’armée allemande se prépare à la revanche et toute son action dans les décennies 1920 et 1930 doit s’analyser selon cette finalité, engageant pleinement sa responsabilité dans les événements à venir ».
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L’auteur ne dédouanera pas davantage la Wehrmacht de Hitler des crimes nazis, sachant que « la dictature qui s’installe bénéficie donc de la complicité d’une armée choyée par le nouveau régime » et dont la plupart des hauts gradés sont membres de la vieille aristocratie. Captivant, au fil des chapitres, se fait le récit de la Seconde Guerre mondiale et de ses rebondissements, vu à travers l’objectif des forces engagées dans le conflit, dont le texte détaille les pratiques (singulièrement le discipline de fer qui causera l’exécution de plusieurs milliers de soldats allemands, pour défaitisme ou désertion), les errements, les faiblesses, les exactions, et en particulier les inepties à répétition en matière de stratégie.
Jusqu’au bilan terrifiant du conflit : « les pertes de l’armée allemande au cours des six années de guerre sont colossales, bien supérieures à celles de la Grande guerre. Le nombre de morts et de disparus dépasse les 4 millions ». Par ailleurs, note l’auteur, « l’implication de la Wehrmacht dans la Shoah est un fait établi qui ne laisse plus de place à la controverse », ce malgré une « prise de distance plus ou moins effective » dans l’après-guerre. Jusqu’à l’heure où, en 2011, « dix ans après la France, l’Allemagne se résout à l’inévitable : le service militaire est supprimé. L’armée allemande devient une armée de métier ». Elle qui, « issue d’une tradition martiale séculaire », est aujourd’hui le « bras armé » d’une démocratie qui « ne transige pas avec les fantômes du passé »…
En bon historien, Benoît Rondeau se garde d’évoquer les spectres du futur, dans une Europe où les bruits de botte se font insistants.
Destins russes à Paris. Un siècle au Conservatoire Rachmaninoff, par Erwan Barillot et Arnaud Frilley. Editions des Syrtes, Genève, 2024.
L’Armée allemande, 1870-1945. Grandeur et chute d’une force implacable, par Benoît Rondeau. Buchet-Chastel, Paris, 2024.
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