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«L’écriture inclusive est annonciatrice d’une tyrannie»

Entretien avec la linguiste Danièle Manesse


«L’écriture inclusive est annonciatrice d’une tyrannie»
Danièle Manesse © DR

Le genre grammatical, ce n’est pas le sexe ! Danièle Manesse, professeure émérite de sciences du langage à l’université Paris-3 Sorbonne nouvelle, combat de toutes ses forces l’écriture inclusive. Elle répond ici, argument par argument, aux tenants de cette typographie militante. Et en féministe convaincue, elle nous livre ses réflexions sur ce qu’est devenue une bonne partie de son camp et du monde académique.


Le Regard Libre. Les défenseurs de l’écriture inclusive avancent que la langue française est inégalitaire à l’égard des hommes et des femmes. En tant que linguiste, vous validez cette idée ?

Danièle Manesse. Ces personnes se trompent. Ce qui est au cœur de cette affaire, c’est la non-compréhension de ce qu’est le masculin. J’entends: le masculin grammatical. La question fondamentale est la suivante: est-ce que le masculin de la langue est la même chose que le masculin du monde, le sexe des humains? La réponse est non. Le masculin a pris les fonctions de deux genres latins: le masculin et le neutre. Il se trouve simplement qu’en général, les humains sont désignés par des termes qui correspondent à leur sexe. Quelques mots y échappent, on dit par exemple «une» sentinelle pour un homme, mais dans l’immense majorité des cas, genre grammatical et sexe coïncident. Ce n’est pas le cas avec les autres entités du monde: le fait qu’on dise «une  chaise» (et non «un» chaise) ou «un astre» (et non «une astre») est arbitraire. Ensuite, il y a généralement un mot au masculin et un mot au féminin pour les noms qui désignent des hommes et des femmes: «un livreur, une livreuse», «un Français, une Française», etc. Mais il existe aussi des mots épicènes, qui ne changent pas au masculin et au féminin: «un artiste, une artiste». Bref, grammaire et genre sexué, ce n’est pas la même chose.

L’écriture inclusive n’est pas inclusive, pour la simple et bonne raison qu’elle complexifie à outrance l’écriture, et notamment le rapport entre l’écrit et l’oral. C’est un calvaire en plus pour les dyslexiques

Outre les déterminants et les noms, il y a les adjectifs. On tombe là aussi sur cette forme de neutre, qui a la même forme que le masculin: «Pierre et Anne sont beaux». N’est-ce pas du pain bénit pour ceux qui y voient du machisme partout, y compris dans la langue ?

Le langage, qu’on le veuille ou non, est économique: on ne dit pas «les hommes sont beaux, les femmes sont belles». On dit: «Les hommes et les femmes sont beaux». Ce qui permet cette économie, c’est ce qu’on appelle le «genre non marqué». En français, le masculin est le genre non marqué, de même que le présent est un temps non marqué. Je peux vous dire: «Je vais en Suisse dans trois mois», ou «Hier, je sors de chez moi». Ce temps est si neutre qu’en russe, le verbe « être » ne se dit pas au présent de l’indicatif.

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Peu de francophones en sont hélas conscients. L’école ne devrait-elle pas accentuer la pédagogie sur ce sujet, au lieu de seulement faire apprendre par cœur des règles de grammaire ?

Je suis d’accord avec vous. La contrepartie de la dimension économique du langage, c’est en effet son ambigüité. A fortiori le français, avec ses innombrables monosyllabes. Il n’y a pas de différence à l’oreille entre: «C’est lui qui l’a amené» et «C’est lui qu’il a amené». Or, si je parle d’une femme, alors je vais le préciser: «C’est lui qui l’a amenée, Catherine.» Le langage donne des solutions pour que nous puissions nous comprendre les uns les autres. Prenons un autre exemple. «Les parents sont venus avec leur fille et leur fils muets». A l’oral, impossible de faire la différence entre «muet» et «muets». Alors, si je ne veux parler que du fils, je vais dire: «Les parents sont venus avec leur fille et leur fils, qui est muet». C’est du moins ainsi que nous procédons comme locuteurs. On a beau essayer de contraindre la langue, elle se dirigera toujours là où elle veut. Les changements dans la langue se font d’abord à l’oral.

Au-delà de cette réalité grammaticale, il y a l’histoire, invoquée par les pro-écriture inclusive. Selon eux, et notamment le Romand Pascal Gygax, la langue française aurait subi une entreprise de masculinisation au XVIIe siècle. Vrai ou faux?

Faux. Ce sont toujours les mêmes personnes qui sont citées, à commencer par l’abbé Bouhours, en 1675, qui écrit: «Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte.» Bien sûr que les gens de l’époque étaient machistes et qu’ils jouaient avec les mots, mais le mot «noble» a une pertinence grammaticale. Quant à l’accord de proximité, consistant à écrire «Les hommes et les femmes sont contentes» en accordant l’adjectif au nom le plus proche, il n’a jamais été longtemps généralisé, ni même en latin, et il a flotté jusqu’à la fin du XIXsiècle au moins. Bernard Colombat et André Chervel ont écrit de façon très éclairante sur la question. En fait, au cœur de cette histoire d’écriture inclusive, il y a beaucoup d’ignorance. N’en déplaise aux avocats du point médian, les grammairiens ne décident pas de la langue: ils l’observent et débattent entre eux sur la règle qu’il faut retenir. Ce qui fait le changement de la langue, c’est l’usage. On verra dans dix ans ce que sera devenue l’écriture inclusive.

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Il n’empêche, il est vrai qu’il y a eu des allers-retours sur la question de la visibilité des femmes dans la langue française, non?

Oui, et cela s’est fait dans la langue orale. C’est absolument vrai que la féminisation de la langue a été freinée au XIXe siècle. C’est d’abord parce qu’on a interdit aux femmes de faire certains métiers. Cela s’est donc retrouvé dans le lexique, le vocabulaire. La société a évolué. On a besoin de mots pour exprimer les choses. On crée donc les mots dont on a besoin. Le lexique est en rapport avec le monde, le genre non. La grammaire, ce sont des concepts. Or, avec l’écriture inclusive, la grammaire n’est plus la bienvenue, en somme. On est passé du genre grammatical au genre sexué: tout le monde réclame donc ses droits.

J’imagine qu’on doit vous traiter de réac.

C’est le propre de l’entourloupe intellectuelle. Moi-même, je ne suis ni sexiste, ni conservatrice, je suis de tout temps une militante féministe. Simplement, j’ai des arguments rationnels à opposer à Pascal Gygax. Simone de Beauvoir et George Sand réclamaient la féminisation des mots, mais aucune ne parlait d’écriture inclusive! En revanche, il y a des luttes fondamentales où il n’y a pas assez de gens mobilisés: le viol, la jeune Mila… Il y a tant de lieux où placer son féminisme.

Imaginons maintenant que l’écriture inclusive soit une bonne idée sur le plan théorique. Est-elle pour autant praticable?

L’écriture inclusive n’est pas inclusive, pour la simple et bonne raison qu’elle complexifie à outrance l’écriture, et notamment le rapport entre l’écrit et l’oral. C’est un calvaire en plus pour les dyslexiques. Ceux qui pratiquent l’écriture inclusive l’abandonnent au bout de trois lignes. Ils n’en peuvent plus. La seule chose qui résiste parfois jusqu’à la fin de leur texte, c’est le point médian. Or, selon moi, ce point n’obéit pas à la conversion de l’oral à l’écrit. Songez au fait qu’il y a 17% de lettres silencieuses dans le français: il est donc déjà difficile d’apprendre à lire le français. Le point, lui, a une fonction fondamentale dans la lecture. Chaque fois qu’on tombe sur un point, on réorganise la signification d’un texte. On sait bien qu’en lisant de la poésie sans ponctuation, on n’arrête pas de revenir en arrière pour bien comprendre.

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Pour quelle raison pensez-vous que l’écriture inclusive, malgré tout, «prend», du moins dans certains milieux intellectuels et militants?

Outre l’inculture, la raison doit être de l’ordre de la stratégie politique. En faisant un amalgame entre l’écriture inclusive et la féminisation, on crée une certaine opinion politique favorable à l’écriture inclusive.

En plus, nous parlons de l’écriture, mais il y a aussi le langage.

Eh oui. Il y a la langue, représentée par une écriture, mais il y a aussi le langage, qui est l’usage de la langue. Je milite pour un usage sain de la langue, pas seulement sur cette question précise de l’écriture inclusive. On devrait se surveiller avec des mots comme «putain»: dans nos familles, on dit tous à nos enfants «Arrête!». L’usage de la langue, c’est notamment parler respectueusement aux femmes y compris aux femmes adversaires de l’écriture inclusive. Actuellement, on divise. C’est sur des confusions qu’on crée des querelles imaginaires. Et je suis stupéfaite de l’ignorance des gens – notamment des politiques – qui prennent des décisions allant dans le sens de l’écriture inclusive.

Pourquoi êtes-vous si impliquée dans le combat contre l’écriture inclusive?

Avant tout, je suis une observatrice de la langue. Mais si je me bagarre tellement pour elle, c’est parce que la langue est à tout le monde! Il n’y a pas beaucoup de choses que nous avons tous, absolument tous, en commun: la vie, l’air et, dans une large mesure, l’eau. Cela étant dit, pourquoi est-ce que je me bats contre l’écriture inclusive spécifiquement? Parce qu’elle est annonciatrice d’une tyrannie. Toucher au bien commun, cela fait partie de la tyrannie, qui pourtant prétend défendre la population – ou certains groupes de la société.

Vous êtes une universitaire. Or, c’est avant tout dans le milieu académique justement qu’ont lieu la théorisation et la mise en pratique de l’écriture inclusive. Qu’est-ce que cela dit de l’université?

Votre question est essentielle. Je fais partie du groupe «Vigilance Universités», où nous relevons toutes les atteintes au droit qui sont faites à l’université. Nous avons reçu des témoignages de jeunes enseignants qui veulent publier des articles, mais qui n’ont pas pu le faire parce que ce n’était pas rédigé en écriture inclusive. Certains étudiants n’osent même pas s’opposer à cette tendance. Il commence à y avoir un flicage de la part des institutions, parce qu’elles-mêmes ont la trouille. Ces institutions ne sont pas représentatives, beaucoup de gens ne voulant plus s’y investir, du fait qu’elles se sont énormément bureaucratisées.

N’est-ce pas un phénomène plus général?

Si, vous avez raison. Il y a partout un désengagement des gens sérieux, hors idéologie. Le même diagnostic vaut pour la disparition des partis et des syndicats. Aujourd’hui, un étudiant qui se met à hurler peut vous détruire un cours. La violence, c’est quelque chose dont on ne sait pas se défendre, en fait. La violence existe, elle est là. Elle engendre de la peur. Et puis, il faut bien le reconnaître, du conformisme. Nous sommes en plein dedans.

Source Le Regard Libre

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Journaliste en Suisse. Correspondant au Palais fédéral pour "L’Agefi" et rédacteur en chef de la revue "Le Regard Libre"

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