Beyrouth sentimental, le dernier livre de l’écrivain voyageur est la chronique d’un pays où la beauté se mêle sans cesse à la violence
Daniel Rondeau s’inscrit dans la lignée des écrivains-voyageurs, de ceux qui arpentent le monde pour vérifier l’évolution de la situation générale. Je pense en particulier à Paul Morand, homme autant de terrain que de salon. Le style de Rondeau est une sorte de Morand au ralenti. Ni fulgurance, ni métaphore originale, mais un long développement sinueux parmi les ruines d’une ville, Beyrouth, où « la mort est l’un des personnages ». Beyrouth sentimental est, en effet, un témoignage littéraire rythmé tantôt par le bruit sec des kalachnikovs (1000 dollars pièce), tantôt par la musique mélancolique des ouds, dans la nuit iodée, ponctué par de pittoresques portraits. Daniel Rondeau a déjà écrit des ouvrages consacrés aux illustres villes méditerranéennes comme Tanger, Carthage, Alexandrie, ou encore Istanbul, mais avec Beyrouth, l’académicien semble touché par la grâce chère aux chrétiens persécutés du Liban. Depuis que son avion presque vide s’est posé en 1987 sur la route – l’aéroport ayant été détruit – l’auteur de Chronique du Liban rebelle (1991) est investi d’une mission, peut-être soufflée par l’histoire de cette ville fondée il y a près de 7000 ans, où arrivaient les navires chargés de papyrus : témoigner par l’écriture. De 1987 à 2022, avec une interdiction de dix années, suite à la publication de Chronique du Liban rebelle, levée grâce à l’intervention de Jacques Chirac en 2002, Rondeau s’est rendu régulièrement au Liban. Il résume le but de la publication de Beyrouth sentimental : « J’allais pouvoir rendre hommage, au nom de mon pays, à ceux que j’aimais et dont je m’appliquais à connaître et à consigner les vies sur mes carnets de vagabond. »
Ville oxymore
Beyrouth, un samedi soir, comme le chante Bernard Lavilliers, entre Mercedes blindées et pick-up de miliciens, cloches et muezzin, la ville aux « cicatrices fardées », entre le rêve de lin et le cauchemar sanglant, ville oxymore sous les rafales des douchkas, saturée d’odeurs de guerre. Et parmi cette mosaïque de peuples et de religions, de captivants personnages émergent. Retenons Roger Stéphane, venu parler de l’amitié entre Malraux et De Gaulle. C’est le passé flamboyant de Beyrouth avant qu’il ne soit « réduit à des gravats » par les canons. Rencontre avec le père Sélim Abou, professeur à la faculté des lettres, qui se souvient avoir entendu parler l’araméen.
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Il confie : « C’était dans un village chrétien de Syrie, au nord de Damas, qui s’appelait Maaloula. Les paysans parlaient la langue de Jésus. » Il ajoute : « L’araméen a vraiment disparu. Les langues meurent aussi. » Rencontre également avec Minkara, l’homme qui s’est enrichi en blindant les limousines. Commerçant doué, comme la plupart des Libanais, il reste raisonnable en limitant son marché. « La vie à Beyrouth m’a appris qu’il y a toujours des limites à ne pas dépasser », dit-il. Sagesse de l’Orient qui ne s’applique pas hélas aux rivalités de territoire. Rencontre encore avec Mgr Sfeir, visage rond, coiffé d’une calotte, barbe blanche. Nous sommes à Bkerké, siège du patriarcat maronite, où « rien n’a changé depuis Barrès », écrit Rondeau. À la fin de l’entrevue, le soleil se couche sur les 22 arcades du palais, les rosissant comme la chair d’un enfant. Mgr Sfeir confie : « J’essaie de plaider pour un Liban uni, démocratique et souverain. » Rondeau rappelle qu’il n’a « jamais connu le Liban que sur le qui-vive. » Et après son dernier voyage, il avoue avoir, pour la première fois, saisi Beyrouth « en flagrant délit de désespérance. »
Flagrant délit de désespérance
C’est que depuis la formidable explosion du 4 août 2020, Beyrouth est au bord du chaos. La ville souffre terriblement. « Pas plus d’une ou deux heures d’électricité par jour, écrit Rondeau. Pas de médicaments. Les Libanais gardent la tête haute. Aucune plainte, la misère se cache. » Mais à force de souffrances, il arrive que la grâce finisse par se lasser. Laissons le mot de la fin au poète syrien Adonis, né en 1930 : « Le bouffon a révélé ses mystère / La vérité sera la mort / La mort pain des poètes / Et ce qui fut nommé patrie et le devint / N’est qu’un instant à la dérive / Sur la face du temps. » À méditer au moment où notre patrie fond comme le sucre dans un thé à la menthe.