La seconde édition du World Happiness Report vient de publier le classement des pays où les habitants sont les plus heureux au monde. Diligenté par l’ONU, ce rapport se devait d’observer six critères permettant d’établir où il faisait le mieux vivre, puis en déduire que là où le PIB par tête, l’espérance de vie, la générosité, l’absence de corruption, la possibilité de pouvoir compter sur quelqu’un et le sentiment d’être libre de ses choix étaient les plus significatifs, là était le peuple le plus heureux. Logique, non ? Un cheval bon marché est rare, ce qui est rare est cher, un cheval bon marché est cher, aurait dit l’autre en suivant le même raisonnement. Une fois n’est pas coutume, c’est à nouveau les pays scandinaves qui arrivent en tête de liste et parmi eux, primus inter pares, le Danemark. En automne 2009, les Danois avaient déjà été désignés comme les plus heureux du monde. Le pays d’Andersen était alors célébré comme l’incarnation d’un jardin d’Éden qu’on ne connaissait, jusqu’à maintenant, que dans les livres saints.
Bien avant l’émulation médiatique de 2009 autour d’un pays qui se remarque surtout par sa discrétion, les politiques voisines avaient déjà entrepris de s’approprier le modèle danois, considéré comme la pierre philosophale ; autrement dit la substance capable de réformer définitivement la morosité du système politique et son appréhension par la société. Car, interrogés sur la perception qu’ils ont de leur bien-être, de l’action de l’Etat, de l’environnement macroéconomique, les Danois répondent en grande majorité qu’ils n’ont pas à se plaindre et mieux, qu’ils en sont heureux. C’est ainsi que bien des pays – et en particulier la France – ont essayé de prendre exemple sur leur voisin du Nord. Que l’on se rappelle la Flexi-sécurité, la TVA sociale, le droit à l’immigration restreint, la réforme du code du travail, etc. Et à chaque fois la réussite danoise a été avancée pour justifier les orientations choisies tandis que les gouvernants se prenaient à rêver d’une cohésion nationale, à l’instar de celle qui intervient au Danemark dès lors qu’une politique est engagée. Imaginez les Français heureux… le rêve de tout Président. La greffe n’a évidemment jamais pris.
Il y a, au Danemark, un rapport étrange entre le sentiment de bonheur du peuple et le consensualisme politique qui prédomine, bien loin des tumultes français. Le génie de la gouvernance danoise est peut-être là : proposer le bonheur à son peuple comme indissociable de la politique étatique. Si l’on ne souhaite pas que le bonheur soit affecté, il ne faut pas affecter la politique menée par les pouvoirs publics. En 1933, dans son roman Un réfugié dépasse les limites, l’écrivain dano-norvégien Aksel Sandemose résumait cette mentalité à une sorte de décalogue, la « Janteloven » en prenant comme toile de fond une petite ville du Jutland. Selon cette loi qui ne fait écho à aucune norme du droit positif, le Danois (et à plus forte raison le Scandinave) doit se considérer comme une entité parmi les autres qui ne vaut rien, en tout cas moins que le « nous », entendu ici comme le monopole de la violence légitime. Plus précisément, personne ne peut se prétendre plus singulier, plus sage, plus capable, plus intéressant, plus instruit que l’Etat. Bien entendu, la « Janteloven » précise que l’on ne peut rire de la puissance publique.
Aujourd’hui plus que jamais, ces règles constituent un véritable code de conduite pour les Danois qui envisagent toutes leurs actions à travers elles. En conformant les Danois à une humilité extrême, on leur interdit à la fois de critiquer la politique mise en place et de se plaindre de leur situation. Il ne reste alors plus qu’à alléguer qu’on est heureux ou à se suicider lorsque le malheur s’abat. Pour vivre heureux, il faut vivre caché dit l’adage français. Pour vivre heureux au Danemark, il faut fermer sa gueule.
*Photo : Scania Group.
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