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Damas année zéro

Syrie: notre grand récit de la chute du régime de Bachar al-Assad


Damas année zéro
Abou Mohammed al-Joulani (Ahmed Hussein al-Charaa) prend la parole à la mosquée des Omeyyades à Damas, Syrie, 8 décembre 2024 © AP Photo/Omar Albam/Sipa

L’effondrement si rapide du régime syrien s’explique par la stratégie gagnante menée par Israël depuis le 7-Octobre : écraser le Hamas à Gaza et le Hezbollah au Liban. Ces alliés de l’Iran garantissaient la survie de Bachar al-Assad. Les cartes politiques étant désormais rebattues, reste à l’opposition armée syrienne de reconstruire un État.


À Khan Younès, dans la nuit du 6 au 7 octobre 2023, les caméras de surveillance installées par le Hamas captent des images de Yahya Sinwar, chef de la milice islamiste palestinienne dans la bande de Gaza. Ce sont les dernières de lui vivantes. Accompagné de sa femme et de ses enfants, chargé de plusieurs sacs, il s’engouffre dans un complexe de tunnels situé dans le secteur de Khan Younès. Sur ces images, récupérées par l’armée israélienne (IDF, Israel Defence Forces) quelques semaines plus tard et diffusées plus d’un an après, on voit un homme qui se prépare à la déflagration qu’il a imaginée et orchestrée. Dans son esprit, l’attentat-suicide collectif sera l’étincelle qui embrasera la région et submergera Israël. Il aurait dû méditer l’expression anglaise « be careful what you wish for » (« méfie-toi de tes rêves »). Tué par Tsahal un an et une semaine plus tard, Sinwar ne verra pas toutes les conséquences de son œuvre macabre. On regrette presque qu’il n’ait pas assisté à la déconfiture progressive (et chèrement payée par Israël et les Palestiniens) de l’axe de la Résistance. En revanche, le destin de Bachar Al-Assad, l’homme qui a massacré les Palestiniens du camp de Yarmouk (sans émouvoir notre islamo-gauche), ne lui aurait pas arraché une larme.

Assad dépassé par la crise régionale

Quand les nouvelles du 7-Octobre arrivent à Damas, le président syrien a d’autres problèmes en tête. Deux jours plus tôt, son régime a lui aussi été touché en plein cœur. À 140 kilomètres au nord de la capitale syrienne, 129 personnes ont été tuées par la guérilla. Une attaque aux drones, lancée par les rebelles de la région d’Idlib, a frappé une cérémonie de remise de diplômes à l’académie militaire locale de Homs. Il s’agit de la plus ancienne et de la plus prestigieuse école de guerre du pays. Le père du chef de l’État, Hafez Al-Assad, y a été formé. Après treize ans de guerre civile, son fils, fort du soutien russe et iranien, pensait son régime à l’abri. Il sait qu’il est de nouveau menacé. Toutefois, personne ne devine alors que les événements terribles du sud d’Israël inaugurent l’engrenage qui aboutira à sa chute. Comme toujours, les hommes ignorent l’Histoire qu’ils font. Aujourd’hui, quand on remonte le fil, on comprend que si le 7-Octobre n’avait pas rebattu totalement les cartes politiques et militaires au Proche-Orient, on n’aurait pas vécu, en novembre-décembre 2024, ces onze jours qui ont ébranlé la Syrie – et la région.

En octobre 2023, comme en octobre 1973, Israël était à la fois omniscient et aveugle. Il connaissait les capacités de ses ennemis, mais s’est complètement fourvoyé sur ses intentions. Désormais, l’État hébreu ne cherche plus à deviner ce que ses ennemis ont en tête, mais à les priver des capacités de lui nuire. Principe de précaution.

Après le 7-Octobre, Bachar Al-Assad change de statut aux yeux d’Israël : d’ennemi acceptable, car stable et fiable, il devient un problème. Dès lors qu’Israël ne cherche plus à établir un équilibre de dissuasion avec le Hezbollah, mais à détruire cette force militaire et politique hégémonique au Liban, Assad est un obstacle : son territoire est une pièce essentielle de l’axe Téhéran-Beyrouth. Autrement dit, pour asphyxier le Hezbollah, il faut se débarrasser du tyran de Damas. Et Assad semnle l’avoir compris. Alors que le Hezbollah entre en guerre dès le 8 octobre, Assad se garde de toute implication militaire directe. Sa priorité, c’est la survie du régime, donc la sécurité intérieure.

En réalité, son destin est entre les mains de Yahya Sinwar et d’Hassan Nasrallah. En prolongeant la guerre, Sinwar a mis le Hezbollah (qui s’est engagé à combattre tant que le Hamas n’accepterait pas un cessez-le-feu) en grande difficulté. Israël frappe sans relâche les infrastructures et dépôts d’armes de l’Iran et du Hezbollah ainsi que leurs installations logistiques et voies de communication en Syrie. Et de temps en temps, les moyens syriens aussi, notamment les systèmes de défense aériens. L’Iran lui-même est directement visé et, pour la première fois, riposte directement contre Israël. Le leader syrien se retrouve au milieu d’une crise régionale qui le dépasse. L’assassinat de Hassan Nasrallah, le 27 septembre 2024, marque le début de l’acte final du drame.

Quarante-huit heures après, Israël bombarde des propriétés appartenant à Maher el-Assad, frère du président et commandant de la Quatrième Division d’élite, garde prétorienne du régime. Le message est limpide. Dans les semaines qui suivent, Assad assiste, impuissant, à la destruction du Hezbollah par les forces israéliennes. Fin octobre, il est sans doute informé par son armée en temps réel, quand la chasse israélienne survole son territoire en direction de l’Iran. Le 26 novembre, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu annonce qu’il va soumettre à l’approbation du cabinet un accord de cessez-le-feu avec le Liban. Et il précise qu’en aidant le Hezbollah et l’Iran, Assad jouerait avec le feu.

Le soir même, le gouvernement libanais accepte le cessez-le-feu, dont les termes entérinent la défaite de la milice chiite, décapitée et épuisée par deux mois de guerre. Pour l’opposition armée syrienne, c’est un tournant décisif : le moment est venu de sortir de l’enclave où ses combattants sont enfermés depuis leur défaite, en 2016-2017, et de lancer l’assaut.

Alignement des astres

Le choix du moment ne s’explique pas seulement par la quasi-disparition du pouvoir de nuisance du Hezbollah, soutien stratégique du régime syrien, mais aussi par la vulnérabilité croissante de l’Iran, frappé directement par l’ennemi sioniste. Israël n’a plus d’intérêt au maintien d’Assad et la Turquie, après avoir tenté de renouer avec lui et s’être heurtée à une fin de non-recevoir, s’est résolue à voir ses proxys syriens recourir à la force. Si on ajoute que les États-Unis sont en fin de règne et la Russie embourbée en Ukraine, l’alignement des astres est quasi parfait.

L’opposition armée, concentrée dans la région d’Idlib, repose sur deux forces principales : l’Armée syrienne libre (ASL), une milice financée et soutenue par la Turquie, et Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), une fédération de groupes djihadistes issus principalement d’Al-Qaïda et de Daech. Un troisième acteur, qui joue un rôle important, est constitué par les groupes armés de Deraa, le berceau de la révolution syrienne.

Le HTC est dirigé par Abou Mohammed Al-Joulani, nom de guerre d’Ahmed Hussein Al-Chara, qui s’est imposé comme le chef et la figure de proue de cette coalition disparate. Il s’est vite révélé comme l’atout principal des rebelles.

Né en 1982 à Riyad dans une famille originaire du Golan, il a grandi à Damas avant de rejoindre en 2003 l’insurrection contre les forces américaines en Irak, où il s’est rapproché d’Al-Qaïda, avant d’être emprisonné pendant plusieurs années. En 2011, il revient en Syrie pour fonder Jabhat Al-Nosra, branche locale d’Al-Qaïda, qui sera l’une des principales forces en guerre contre le régime d’Assad. Toutefois, sa rupture avec l’État islamique en 2013 et avec Al-Qaïda en 2016 pour fonder HTC traduit son pragmatisme stratégique. Al-Joulani est plus qu’un fin politique. Dès 2014, il s’emploie à ajouter une corde à son arc de chef de guerre en construisant une alternative institutionnelle crédible et attractive à l’État des Assad. En parallèle, il instaure des tribunaux islamiques chargés d’appliquer une version stricte de la charia. Cet exemple des tribunaux islamiques montre les dynamiques complexes de la gouvernance dans les zones de conflit. La population les accepte largement moins par sentiment religieux que parce qu’ils pallient l’effondrement des institutions étatiques pendant la guerre civile. Mais il y a aussi, évidemment, la coercition et la peur de déplaire aux nouveaux maîtres. Légitimité d’un côté, autoritarisme de l’autre, ce sont les deux faces de la médaille Joulani. Et si les médias français, soucieux de ne plus se faire avoir, ont déjà décidé que le gars était infréquentable à vie, nul ne sait en réalité de quel côté la pièce tombera.

À partir de 2017, Al-Joulani parvient à établir une administration embryonnaire à Idlib, un mini-État financé par des taxes, des droits de douane et le commerce illégal, tout en s’adaptant aux réalités locales. Il assouplit l’application de la charia et prend ses distances avec le djihad mondial, comme en témoigne son entretien de juin 2023 avec Wassim Nasr, de France 24. C’est ainsi que, lorsque les rebelles se lancent à la reconquête d’Alep le 27 novembre 2024, ils disposent non seulement de capacités militaires non négligeables, mais également de ce qui a toujours manqué aux anti-Assad : un leadership crédible, une opposition organisée capable de gouverner des populations et des territoires, et surtout une légitimité qui ne repose pas uniquement sur la pointe de la baïonnette.

L’homme qui insiste désormais pour être appelé Ahmad Al-Chara, le nom que lui ont donné ses parents, et non plus par son nom de guerre (Al-Joulani), suit une voie tracée depuis au moins une décennie. Opportuniste plus que vraiment modéré, Al-Chara est un ex-djihadiste, mais il est toujours islamiste. S’il a rompu avec Al-Qaïda et Daech, sa société idéale ressemble à l’Iran, à l’Arabie saoudite, au Qatar et à la Turquie plutôt qu’à Dubaï ou à la Syrie des Assad – et ne parlons pas de l’Europe dépravée –, où politique et religieux sont inséparables. L’un de ses proches conseillers a même salué le modèle politique des talibans. Bref, il ne rêve pas de la laïcité la nuit. À ses yeux, l’islam sunnite version Frères musulmans constitue le meilleur programme politique possible. En même temps, il sait que la Syrie a besoin d’un État et que cet État sera celui de tous ses citoyens ou ne sera pas. Au final, il s’inscrira plus volontiers dans les traces d’un Erdogan que dans celles de Mustapha Kemal. On verra quelle dose de démocratie réelle son gouvernement admettra.

Pour l’instant, il a d’autres priorités que la vertu des Syriennes. La Syrie est aujourd’hui divisée en cinq parties. La bande côtière avec ses trois ports, ses bases russes et sa large population alaouite ; la bande allant d’Idlib et Alep au nord jusqu’au sud de Damas dominé par les sunnites, jadis la « Syrie utile » contrôlée par Assad et désormais sous contrôle de Chara et d’HTC ; l’est du pays et la rive gauche de l’Euphrate (30 % du territoire syrien) dominés par les Kurdes ; une bande le long de la frontière nord de la Syrie sous occupation turque (à l’exception de la région de Kobané, contrôlée par les Kurdes et âprement disputée aujourd’hui) ; et enfin une région autonome de facto, à proximité des frontières israélienne et jordanienne, contrôlée par des forces locales en étroite coopération avec HTC. La rupture entre les Kurdes et le reste du pays est difficilement réversible, malgré l’intervention turque en cours, ce qui rend probable une solution à l’irakienne – un État kurde qui ne s’appelle pas État. La nature de la présence russe reste à préciser, mais la Turquie va essayer de maintenir la sienne dans les régions qu’elle contrôle déjà. Elle jouera un rôle décisif dans la reconstruction et plus largement dans l’économie syrienne, notamment grâce aux Syriens qui ont trouvé refuge en Turquie. Israël veillera à ce que la Syrie quitte définitivement et totalement l’alliance iranienne et cesse de soutenir les Palestiniens radicaux, en exerçant un contrôle – avec ou sans présence permanente – sur les régions frontalières et leurs populations. C’est dire si l’État syrien sera placé sous surveillances et sous pressions de toutes sortes. Alors qu’ils sont dépourvus de ressources financières – quatorze ans de guerre civile et le pillage méthodique perpétré par le clan Assad ayant vidé les caisses –, et incapables de se défendre contre des armées – faute de marine, d’aviation et d’armes lourdes – Chara et ses alliés politiques ne peuvent que jouer entre ces différents acteurs – et les uns contre les autres – pour tenter de s’ouvrir une marge de manœuvre. Aussi dramatiques et inattendus qu’ils soient, ces derniers événements ne sont pas les derniers soubresauts que vit le Moyen Orient. Après Gaza, Beyrouth et Damas, tous les yeux sont désormais rivés sur Téhéran.

Janvier 2025 - #130

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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