Il est de ces auteurs qu’on aimerait éternels. Frédéric Berthet, héros de toute une génération de lecteurs des années 80 reprend vie grâce aux Editions de la Table Ronde.
Les journalistes littéraires ont au moins deux qualités : ils ont de la mémoire et sont terriblement sentimentaux avec leurs aînés disparus. C’est leur côté midinette des bibliothèques. Ils s’entichent d’un auteur pour « happy few » à l’âge ingrat, lui plaquent toutes leurs incertitudes sur la peau et s’en font un double de papier pour la vie entière. Cet auteur correspond à un certain idéal romantique, une figure mal dégrossie entre le khâgneux à frisettes et le marlou de banlieue à gros ceinturon, une hybridation des émotions. En général, cet élu des lettres a trop de talent pour l’exprimer clairement. Il est suffisamment cabossé pour endosser toutes nos peines d’adolescent. Il possède cet humour suicidaire des désenchantés, entre le Cardinal de Retz et Pif Gadget. Il feint la liberté d’opinion tout en cachetonnant à la nrf. Il trace une route en pointillé, originale et bancale dans un environnement largement bétonné. Il émerge surtout dans un horizon fumeux, ces sinistres années 80 où la littérature se vendait en clip et où un humanisme politiquement correct allait embraser les consciences. Touche pas à mon auteur fétiche !
Il écrivait court et pensait mal
Gare, en effet, à celui qui viendrait chercher des noises à cet écrivain mimétique ou à chipoter sur sa prose désarticulée, ses fans le défendent comme si leur honneur était en jeu. Frédéric Berthet (1954-2003) a marqué toute une génération de critiques pas encore sortis du lycée. Son désordre intérieur continue de nous aimanter. On se refile son nom sous le duffle-coat. On chuchote, dans les cercles, le titre de ses rares romans, on étudie sa correspondance, on se pâme de ses courts textes qui ne répondent à aucun genre particulier. Le non-aligné Berthet a été affilié aux néo-hussards par paresse intellectuelle car il écrivait court et pensait mal. C’est déjà un bon début en littérature pas suffisant cependant pour percer son mystère. De toute façon, un garçon qui a écrit Paris-Berry est immunisé contre le mauvais goût. Il dénote d’une indépendance d’esprit et d’une morgue débonnaire. Nous lui devons donc respect et une larme de regret d’être parti si tôt. La collection Petite vermillon à la Table Ronde ressort, cet été, Daimler s’en va (Prix Roger Nimier 1989) dans une gracieuse édition de poche avec une illustration de Gérard DuBois.
Tous les snobs de France le possèdent déjà dans la version originale badgée « L’infini Gallimard » ou dans une précédente édition où l’on apercevait l’arrière d’un scooter. Ses disciples enamourés achèteront cette reparution car tout ce qui touche de près ou de loin à Berthet a valeur de trésor enfoui. Dans sa belle préface, notre ami Jérôme Leroy pense aux nouvelles générations qui ne l’ont pas encore lu. Les pauvres enfants obligés de se fader les best-sellers de la rentrée alors qu’un normalien sachant écrire a vécu sous l’ère Mitterrand. « On peut dire de notre homme ce que Chardonne disait de l’amour : Berthet, c’est beaucoup plus que Berthet », écrit Jérôme, très juste dans son analyse d’un phénomène littéraire toujours non-expliqué. Berthet n’est pas un écrivain des autoroutes, des quatre voies bien balisées où déboulent poncifs et grosses trames. A chaque fois qu’on empoigne Daimler s’en va on est surpris par l’assemblage baroque, la finesse des maximes, la perfidie de ton et, plus le mystère s’épaissit. Berthet mystifie son lecteur. Il y a des textes qui déroulent leur inanité sur 300 pages. Berthet n’en a besoin que d’une centaine pour nous faire tourner en bourrique, ce narrateur est fou. Il est question d’un suicide, d’un amour perdu dans Les Barbades anglaises, d’horoscope et d’une pince à asperges. Chez Berthet, l’incongru n’est pas recherché, la bizarrerie des situations nourrit notre imaginaire.
Alors, on y revient sans cesse pour puiser dans ces phrases éparses un substrat de vérité. L’illogisme de Daimler structure notre pensée.
Daimler s’en va de Frédéric Berthet, La petite vermillon, préfacé par Jérôme Leroy.
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