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Causeur. La coalition aérienne occidentale peine à venir à bout de l’Etat islamique en Syrie et en Irak, malgré sa surpuissance matérielle. Pourquoi est-ce si difficile de vaincre un ennemi faible dans ce type de guerres asymétriques ?
Caroline Galacteros[1. Docteur en science politique, Caroline Galacteros est polémologue et dirige le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. On peut lire ses chroniques sur le site du Point ainsi que sur son blog « Bouger les lignes ».]. Très vaste question. J’avais commis en 2013 un petit livre sur le sujet et suis en train de récidiver. Plus sérieusement, l’utopie technicienne portée par la modernité occidentale transforme des miracles apparents en mirages manifestes. La technologie est impuissante à régler les problématiques humaines ou politiques. Le conflit est d’essence humaine et politique, comme les moteurs de la guerre. Le contact, le face-à-face, la durée demeurent des exigences indépassables qui forment le socle de la légitimation de l’intervention. Or, les politiques qui ont, chez nous, imprudemment réduit le format et les moyens de nos armées, ne supportent plus les pertes, les morts, les cercueils. L’un des « dommages collatéraux » de la professionnalisation des armées a été la banalisation du métier militaire, la perte de sa spécificité (pouvoir donner la mort au nom de la nation et au prix éventuel de sa vie) faisant presque de nos soldats morts au combat des victimes d’accidents du travail. Parallèlement, la technologisation du combat et ses possibilités chaque jour plus incroyables offrent à nos gouvernants la possibilité d’imaginer la victoire presque sans combattre (les drones armés, la robotisation progressive du champ de bataille) et sans pertes.
Comme le relève Eric Desmons, mourir pour la patrie est devenue une idée quasi incongrue dans nos démocraties libérales qui font de la survie la valeur suprême de l’individu. La propension de nos adversaires djihadistes au sacrifice est-elle leur principal atout ?
L’ennemi ne voit nulle perte dans sa propre mort. Il ne se sacrifie pas. Il saisit en mourant l’occasion d’échapper à l’égarement ou l’exploitation que lui propose la modernité occidentale. Nous devrions prendre bien plus au sérieux que nous ne le faisons ces argumentaires qui semblent délirants à nos sociétés ultra-individualistes mais portent une forme d’héroïsme désespéré mais agissant.
De son côté, le politique est comme pris dans un étau entre une supériorité technologique « faciale » et une augmentation concrète de son impuissance globale. La victoire lui échappe. Il faut dire qu’il n’a plus le recul ou le courage d’articuler une vision globale et cohérente de sa politique étrangère et donc de l’usage des armées, et en conséquence, a le plus grand mal à faire passer ses décisions d’engagement pour l’expression d’une « grande stratégie ».
Ultime et inquiétant renversement de perspective, nos armées ultramodernes sont perçues comme « barbares » par l’adversaire car elles confondent modernité et progrès, technologie et supériorité morale. La dissymétrie technologique irrattrapable engendre le contournement et l’asymétrie, le refuge dans ce que la technologie cherche précisément à dépasser en réalisant son fantasme de « mort de la mort » et d’attrition maximale au nom d’une neutralité bienveillante. Chacun sait pourtant que les fantasmes n’ont d’intérêt que s’ils restent irréalisés.
Alors que Clausewitz en faisait « la continuation de la politique par d’autres moyens », vous estimez qu’à l’ère postmoderne, « la guerre a perdu son essence politique » aux yeux des Occidentaux (Etats-Unis, Israël). Qu’entendez-vous par là ?
Le syndrome de la toute-puissance occidentale porté par la conviction d’une supériorité politique et civilisationnelle, a transformé la nature de la guerre. Celle-ci est devenue une « punition » bien méritée et si possible définitive au lieu de n’être qu’un moment armé de haute tension mais toujours réversible du « dialogue » politique entre les Etats. Quand Clausewitz parlait de guerre comme d’une « continuation de la politique par d’autres moyens », il entendait que la guerre n’était qu’une séquence de l’affrontement, une modalité du rapport de force et qu’elle pouvait et devait, dès que possible, céder la place à la négociation. Nous en sommes loin. Elle est devenue, dans les années 90 (Kosovo, Irak, etc.) un moment de rupture du dialogue politique et de passage à la destruction à l’attrition sans équivoque de l’Autre dûment « diabolisé ». Les dictateurs sont désormais voués aux gémonies, et les peuples qui auraient le mauvais goût de persister à les soutenir, finissent par les rejoindre dans l’anathème violent lancé par un Occident toujours sûr de son « bon droit ».
Votre critique de l’ethnocentrisme occidental s’appuie sur une analyse géostratégique classique en termes de luttes d’intérêt entre Etats rivaux. N’avez-vous pas tant tendance à sous-estimer le poids de l’idéologie religieuse (sunnite vs chiite) dans la géopolitique régionale ?
Je crois en effet aux rapports de force, aux intérêts économiques et financiers, aux luttes énergétiques plus qu’aux oripeaux moralisateurs et/ou religieux pour remonter aux sources des conflits et les « lire ». Je crois plus aux lanternes qu’aux vessies… Si la dimension confessionnelle de ces affrontements est importante, elle n’est pas le moteur initial de l’affrontement et surtout elle a été instrumentalisée par les uns et les autres pour mobiliser leurs communautés respectives et les lancer les unes contre les autres. Cela marche très bien. Un peu comme dans les Balkans des années 90, où Serbes, Croates et musulmans entre-déchiraient sur fond de différence religieuse, mais essentiellement pour la domination politique et économique de leur communauté sur les autres. Ceci dit, il est incontestable que cette violence sectaire vit désormais sa propre vie, sanglante, et qu’il y a une réalité grandissante de la lutte confessionnelle entre sunnites et chiites. Fomenter et nourrir la guerre civile via la dimension religieuse, au Moyen-Orient comme en Europe, est d’ailleurs l’un des objectifs de l’Etat islamique.
À ce propos, quelques jours après les attentats du 13 novembre, vous évoquiez l’existence d’un lien entre ce drame et les attaques qui avaient ensanglanté la banlieue chiite de Beyrouth la veille. Les djihadistes auraient voulu entraver le rapprochement entre la France et l’Iran. Maintenez-vous cette hypothèse ?
L’attentat est intervenu à quelques jours de la visite à Paris du président iranien Rohani, visite mal préparée et mal engagée mais qui devait amorcer un rapprochement des positions française et iranienne. La visite a été immédiatement annulée. L’attentat a eu lieu dans un quartier « mixte » de Beyrouth, effectivement chiite, mais jouxtant un camp de réfugiés palestiniens sunnites. Si vous reliez les succès militaires russo-iraniens du moment en Syrie, l’objectif de l’EI d’attiser les tensions communautaires et confessionnelles pour affaiblir le Hezbollah et donc l’Iran, la crise institutionnelle libanaise qui battait son plein pour la désignation d’un président de la République susceptible de satisfaire Ryad et Téhéran, enfin le rôle central du Hezbollah dans la vie politique libanaise et son affaiblissement tout aussi cardinal aux yeux de certains, vous avez un faisceau de présomptions intéressant.
Mais je ne saurais vous dire si l’Etat islamique fonctionne de manière centralisée ou pas. Je pense qu’il a plusieurs modes de fonctionnement et d’activation de ses réseaux et cellules terroristes et que cela fonctionne assez différemment en Europe et dans la région. Il y a les attentats « en auto-saisine », comme ceux qui ensanglantent nos rues, et ceux qui peuvent être commandités d’en haut et réalisés au moment jugé le plus opportun.
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