Retrouvez la première partie de l’entretien ici.
C’est bien beau de bombarder l’EI tous azimuts mais aucune armée étrangère ne semble vouloir s’engager dans un combat au sol. Peut-on pallier ce manque en asphyxiant économiquement ce « califat » autoproclamé ?
Pour faire la guerre, il faut du nerf, autrement dit de l’argent. Et le nerf de la guerre de l’État islamique n’avait jamais été sérieusement atteint, par manque de volonté turque – et peut-être américaine –, et en dépit de la volonté française. Je dis bien « par manque de volonté » et non de capacité ; car l’essentiel des revenus de l’organisation terroriste provient de norias de camions-citernes exportant des huiles lourdes vers le nord, la Turquie, dont la frontière était fermée pour les réfugiés kurdes mais très poreuse pour les terroristes de Daech… L’argent n’ayant pas d’odeur et l’AKP au pouvoir à Ankara étant de type islamiste sunnite, la complaisance était manifeste. Mais depuis le bain de sang de Paris, comme par enchantement, des chasseurs américains F-15 et autres Sukhoï russes ont enfin rejoint nos Rafale pour stopper les convois de centaines de ces camions, franchement faciles à neutraliser depuis les airs. Quant à la Turquie, dont la duplicité envers Daech était devenue indécente (surtout pour un membre de l’OTAN), elle a enfin consenti à ouvrir la grande base otanienne d’Incirlik et à surveiller un peu sa frontière.
Grâce à cette nouvelle donne, les jours de l’État islamique sont-ils comptés ?
Ne pavoisons pas trop vite ; même asséché financièrement, l’État islamique ne sombrera pas ainsi. Après tout, des couteaux sanguinolents, des sites Internet et des fusils ne coûtent pas très cher. Son arme principale, c’est cet odieux romantisme révolutionnaire, bien davantage que les rares puits de pétrole qu’il peut exploiter…[access capability= »lire_inedits »]
La combinaison de bombardements et d’attaques ponctuelles et ciblées au sol sera la plus efficace, notamment avec pour troupes au sol les Kurdes dans leurs zones d’habitat. De même, l’action de commandos spéciaux américains, britanniques et français peut s’avérer très précieuse. On ne reprendra pas Mossoul, mais après avoir endigué depuis dix-huit mois Daech, l’important est de le refouler et de l’affaiblir le plus possible. Ce genre de groupe apocalyptique craint d’autant plus de reculer, même localement, que cela mine sa capacité d’attraction et de fascination auprès de certains jeunes. Après tout, si ces hommes refluent et perdent du terrain, c’est bien peut-être qu’Allah ne les soutient pas tant que cela…
Face à la « somalisation » d’une grande partie du monde arabo-musulman (Libye, Yémen, Syrie, Irak…), ne faut-il pas se résigner à voir se développer des mouvements djihadistes sur les décombres des États-nations ?
Si. Plus l’État faillit, plus et mieux les seigneurs de la guerre s’engouffrent dans l’espace souverain laissé vacant. La géopolitique a autant horreur du vide que la nature, et, mécaniquement, l’absence de prérogatives des uns favorise la prise de contrôle des zones, de l’économie et des populations par les autres. La balkanisation, ou la fragmentation du monde arabe, qui commence en effet avec la Somalie en 1991, s’est poursuivie avec l’Irak en 2003, puis dans la foulée du printemps arabe en 2011 avec le Yémen, la Libye, et dans une certaine mesure la Syrie. Sur les vingt-deux États arabes que compte une Ligue arabe qui ne représente presque plus rien, plusieurs sont directement menacés par le terrorisme islamiste parfois provisoirement allié à des forces centrifuges régionalistes (Bédouins du Sinaï, Touareg au Nord Sahel, tribus en Irak, etc.). Or, avec un baril durablement à 50 dollars, l’Algérie, mais aussi l’Irak chiite et les pétromonarchies du Golfe commencent à souffrir sérieusement.
On accuse beaucoup ces dernières, Doha et Riyad en tête, d’avoir financé l’hydre Daech. Pour ces pays tiraillés par le fondamentalisme, n’est-ce pas aussi un moyen d’acheter la paix sociale ?
Il n’est pas toujours besoin d’un affaiblissement de l’État pour voir celui-ci subir la menace islamiste radicale, il suffit parfois de l’avoir enfantée. Après tout, l’Arabie saoudite et le Qatar sont dotés de régimes wahhabites, c’est-à-dire clairement radicaux, lesquels ont longtemps soutenu des groupes extrémistes, y compris djihadistes. Penchez-vous de près sur le dogme wahhabite du XVIIIe siècle, comparez-le à la doctrine contemporaine des barbares de Daech, et tentez de m’expliquer la différence fondamentale entre les deux. Je vous souhaite bien du courage !
En ce cas, que faut-il faire ? Continuer à commercer avec des gens qui ressemblent clairement à nos ennemis ? Rompre toute relation ? Réviser notre politique d’alliance en faveur de l’Iran ?
Question presque philosophique, mais équation simple ! À l’heure actuelle, seuls quelques-uns des 194 États de l’ONU – dont l’Arabie saoudite et le Qatar – conjuguent la volonté et la capacité de nous acheter des armements à haute valeur ajoutée, à commencer par des Rafale et des navires de guerre. Or notre balance commerciale est gravement déficitaire et je ne vous parle pas du front de l’emploi… Alors que faire ? Eh bien continuer à leur vendre des armements de pointe. D’abord, ce n’est pas avec cela qu’ils pourrissent les banlieues d’Occident, d’Asie du sud et d’Afrique subsaharienne depuis plusieurs décennies, mais bien via l’achat de mosquées et de madrasa dans lesquels prêchent des imams fanatiques. Ensuite, de toute façon, leurs années sont comptées ; la conjonction des gaz de schiste et de la montée en puissance de l’Iran entraînera fatalement la chute de ces régimes wahhabites d’un autre âge. Ce jour-là, nous ne les pleurerons pas mais en attendant, soyons pragmatiques…[/access]
*Photo: Hannah.
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