L’arrestation de Salah Abdeslam, quelques jours avant les attentats de Bruxelles, ne doit pas nous conduire à des conclusions hâtives. Abdeslam est un sous-fifre qui, après avoir bien rempli son rôle de logisticien, semble avoir failli dans la partie active des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Pour cette raison, l’État islamique aurait certainement plus volontiers souhaité le châtier que le venger. En outre, le mode opératoire des attentats de Bruxelles suppose une préparation (rassembler et motiver les exécutants, faire les reconnaissances, réunir les armes et explosifs, coordonner le plan d’action) nécessitant des délais incompressibles.
Etat islamique/Al-Qaïda : la grande jonction
Les attentats de Bruxelles s’inscrivent plutôt dans un plan concerté qui a débuté à Bamako le 21 mars 2016 à 18h30 par l’attaque de l’hôtel Nord-Sud où résident les militaires de la mission de formation militaire de l’Union européenne (EUTM Mali). Certes, les revendications viennent de groupes que l’on présente comme concurrents : Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) pour Bamako et l’État islamique pour Bruxelles. Mais justement, cette conclusion facile n’est-elle pas un double piège pour nous ? Elle nous rassure parce qu’elle laisse supposer que la concurrence entre les groupes les affaiblira et elle nous attire parce que nous y voyons une périlleuse stratégie consistant à « diviser pour régner ».
L’islamisme, mouvement politico-religieux avec diverses obédiences, issu des traditions les plus rigoristes de l’islam visait, aux XIXème et XXème siècles, à une régénération des sociétés musulmanes avec une première urgence : combattre leurs gouvernements laïcs et autoritaires. Les stratégies développées alors s’articulaient entre utilisation des outils démocratiques pour conquérir le pouvoir ou guérillas islamistes nationales. Al-Qaïda a tenté de créer un lien entre ces différentes dynamiques subversives en instrumentalisant un ennemi commun, hors de ces espaces nationaux : l’Occident. Mais la cristallisation du mouvement autour de la personne de Ben Laden a montré la faiblesse de cette stratégie à la mort de celui-ci.
Dès 2006, l’État islamique a fait entrer l’islamisme dans une nouvelle ère idéologico-stratégique. Il a développé une stratégie d’implantation territoriale dans un Irak dévasté par la guerre, en s’appuyant sur certaines tribus sunnites et sur les cadres et les soldats des forces armées et de sécurité jetés à la rue par la rigidité américaine et le sectarisme chiite. Au fur et à mesure que les gouvernements laïcs s’écroulaient dans les pays musulmans, l’islamisme s’installait ouvertement sur des territoires, soit porté par des groupes autonomes ou affiliés à Al-Qaïda, soit par des groupes subordonnés à l’État islamique, lui-même installé en Irak et proclamé en Califat. Quant au rêve occidental d’une concurrence entre les groupes islamiques ou modérés, l’exemple de la Syrie et de la Libye montre que, au-delà des antagonismes locaux pour conserver une position avantageuse sur le terrain, l’État islamique ou Al-Qaïda, n’ont cessé de se renforcer avec des « brigades modérées » qui passent avec armes et bagages sous leur commandement. La dernière défection date de février 2016 !
L’islamisme est donc passé d’une stratégie de terrorisme à une stratégie de conquête et entame un mouvement profond d’unification. Ce mouvement se manifeste clairement à travers les multiples allégeances à l’État islamique et à son calife depuis juin 2014 de la part de groupes isolés ou affiliés à Al-Qaïda, le long d’un arc allant de l’Asie du Sud-Est aux rivages de l’Atlantique. Le double attentat de Bamako et de Bruxelles est le signal de la poursuite de cette unification entre l’État islamique et Al-Qaïda : une sorte de manœuvre commune pour vérifier leur potentiel d’interopérabilité, comme le font toutes les armées du monde en passe de conclure des accords.
Djihadistes sous la bannière du calife
Les objectifs de l’islamisme tels qu’exprimés par le calife Ibrahim ont rendu cette unification inéluctable. En effet, ils sont porteurs d’un projet valorisant propre à dépasser l’opposition entre les deux visions, Al-Qaïda versus État islamique, à laquelle on a voulu longtemps croire. Le calife veut en effet « conquérir le pays de Cham, réunifier la communauté musulmane (oumma) sur les territoires de l’islam, conquérir Rome ». Rome étant ici le vocable utilisé pour définir tout ce qui n’est pas les pays de l’islam.
Nous ne sommes donc pas en présence d’un phénomène de terrorisme conduit par des individus marginaux radicalisés obéissant à des pulsions et des appels pseudo-religieux, mais face à une opération de conquête articulée en une stratégie fluide et dynamique. Cette dernière s’appuie sur l’utilisation de la religion à des fins de motivation (obéir à l’appel de Dieu et gagner la récompense dans l’au-delà) et de coercition (récompenser sur Terre ceux qui obéissent aux représentants de Dieu et punir les autres) avec une troupe de milliers de combattants flanqués de millions de sympathisants.
Dans les territoires conquis (Syrie, Irak), une épuration fondée sur des critères ethniques et religieux a permis de vaincre les résistances par la mort, l’asservissement, la contrainte permanente ou la conversion : exclusion par la mort, inclusion par la contrainte. Dans les territoires à conquérir, les stratégies articulent les principes d’inclusion/exclusion dans des tactiques aux dimensions physiques et spirituelles adaptées au contexte. L’Europe et la France, colosses aux pieds d’argiles, en sont les cibles.
Le principe d’inclusion conduit à créer des espaces radicalisés dans lesquels le « vrai musulman », c’est-à-dire celui qui fait allégeance non seulement à Dieu, mais à son Calife, successeur du « Messager de Dieu », est en sécurité « spirituelle » : lieux de culte ou cultuels radicalisés ; espaces sociétaux réservés pour ne pas se mélanger aux mécréants (créneaux d’utilisation des espaces publics, régimes alimentaires dans les collectivités, éducation communautaire etc.) ; sites radicaux sur Internet, etc. Le principe d’exclusion correspondant conduit à nourrir la représentation et le mythe d’un malaise à vivre dans une société non islamisée. Le concept d’islamophobie est ici le principal outil de cette ligne d’action stratégique : « Vous êtes haïs en dehors, vous êtes aimés en nous, parce que Dieu vous aime et nous représentons Dieu ».
Objectif : conquérir l’Europe
Les attentats du 13 novembre à Paris sont parlants. Dirigés contre des lieux de « perversion », ils ont pour but de montrer que l’islamisme peut frapper tous ceux qui ne veulent pas se plier à sa volonté, y compris bien entendu les musulmans. Il y a un message sous-jacent : « Restez dans les zones où nous vous protégeons, ou vous mourrez à côté des mécréants».
Car, l’objectif des islamistes n’est pas de déclencher une guerre civile en Europe, comme il est souvent dit. Cela conduirait à une situation confuse dans laquelle ils auraient du mal à tirer leur épingle du jeu. Leur objectif est de conquérir l’Europe, et pour cela de montrer leur capacité à s’opposer à ses gouvernements, à ses lois, à sa force policière et militaire. Cette démonstration de force permet d’attirer des zélateurs déterminés pour constituer une force de frappe significative qui pourra assurer la conquête finale. Une masse humaine critique, qui se fortifie lentement dans les espaces physiques sécurisés dans lesquels s’implante progressivement la loi islamique émanation divine.
Salah Abdeslam, déserteur de dernière minute de la cause islamiste, l’aura néanmoins servie en montrant que l’on peut résister quatre mois à une importante chasse à l’homme dès lors que l’on rejoint l’un de ces espaces sécurisés. Quant aux attentats quasi simultanés contre les représentations de l’Europe à quelques milliers de kilomètres de distance, ils ont validé une nouvelle phase dans le plan stratégique des islamistes : celle de l’unification et de l’atteinte d’une capacité d’action mondiale.
Il ne s’agit donc plus de lutter contre le terrorisme, mais de conduire une guerre pour reconquérir et défendre notre intégrité territoriale pour assurer ainsi notre liberté. Nous ne sommes pas « en guerre » parce qu’il y a des attentats, nous sommes en guerre parce que ces attentats sont inclus dans un projet idéologique destiné à conquérir l’Europe. Projet utopique peut-on prétendre ? Mais cette utopie deviendra de plus en plus réalisable si nous la nions, si nous ne combattons pas pied à pied les différentes lignes d’action de la stratégie qui veut la faire aboutir.
Après le 7 janvier et le 13 novembre 2015, après le 22 mars 2016, l’Europe pense toujours « défense des libertés et des valeurs», alors que la stratégie mise en œuvre contre elle est d’abord une stratégie de conquête territoriale. Reprenons possession de nos territoires, physiques et spirituels, et la liberté nous sera donnée. C’est la seule et unique leçon de toutes les guerres, valable dans celle qui s’ouvre, si nous voulons bien l’affronter ici en France et en Europe, comme nous l’affrontons en Afrique sahélo-saharienne et en Syrie/Irak. Mais ne nous y trompons pas, la priorité est ici.
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