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C’est jeune et ça sait


C’est jeune et ça sait

Chère Isabelle,

Votre article sur la jeunesse et la retraite, n’est pas dépourvu d’une certaine mélancolie élégante mais il se trompe de cible. Je voudrais d’abord vous dire que je n’aime pas les jeunes. Même quand j’étais jeune, je n’aimais pas les jeunes. Vous vous plaignez des jeunes des années 2010, c’est que vous n’avez pas connu les jeunes des années 1980. Moi qui trouve que tout était mieux avant parce que je suis un vrai réactionnaire, c’est à dire un républicain d’extrême gauche, je peux vous dire que les jeunes, sous Mitterrand, c’était pire. On leur avait même trouvé un nom, on les appelait « génération morale », ou même « génération Mitterrand ». Et ils trouvaient ça bien, les jeunes. Maintenant quand on voit qui étaient leurs chefs de l’époque, comme Julien Dray ou Harlem Desir, on rigole un peu tout de même. Ils ne rendaient pas compte, dopés à la moraline sociétale, qu’ils jouaient le jeu du seul président de droite que la France avait élu avant de se donner à Sarkozy en 2007.

En 1986, on manifestait pour des gommes et des crayons

Le virage de la rigueur de 1983 et l’européisme béat mais ardent qui a suivi, on n’a pas vu les jeunes bouger là-dessus, à l’époque. C’était pourtant le premier de la longue série des reniements de notre souveraineté, donc de notre modèle de société. En revanche, ils ont fait grève en 1986, essentiellement pour des gommes et des crayons, c’est-à-dire pour pouvoir entrer à l’université sans sélection en prenant bien soin de dire que leur grève n’était pas politique, comme si la politique, c’était honteux.
Ce que ça a pu m’énerver, cette manière de ne pas vouloir assumer ce beau mot de politique. Comme j’étais moi-même jeune, et que je pouvais leur parler parce que j’étais déguisé comme eux, j’essayais de leur expliquer que c’ était bien, la politique, qu’il fallait absolument l’être, politique, si l’on voulait gagner. En fait, je vais vous faire une confidence, Isabelle, j’étais jeune mais j’étais communiste. On était encore quelques-uns, comme ça, à faire de la politique. En fait, il n’y avait plus que nous et les trotskistes. Parce que les jeunes socialistes par exemple, ils étaient déjà en train de réfléchir à un poste de permanent pour après les événements. Et les jeunes de droite, bah comme ils étaient beaucoup moins courageux que les jeunes de droite de l’époque Occident, ils restaient à la maison, comme de bons enfants tristes. Je me demande d’ailleurs encore ce qu’ils pouvaient bien faire chez eux, les jeunes de droites, en 1986. Il n’y avait que cinq ou six chaines de télé et ils n’avaient pas Internet ni les blogues pour montrer à quel point ça peut être veule et solitaire, un jeune de droite, quand ça tape sa haine de classe sur un clavier, bien à l’abri de l’anonymat. Plus veule qu’un jeune social-libéral, c’est dire.

Précariat institutionnalisé

Résultat, les jeunes qui manifestaient en 1986 les ont faites tellement poliment leurs manifs, qu’ils ont eu un mort et une demi-douzaine de blessés graves occasionnés essentiellement par les regrettés pelotons de motards-voltigeurs. Maintenant, vous me direz, Isabelle, le pouvoir a perfectionné ses méthodes : quand il veut cogner les jeunes sans en avoir l’air comme lors de ce CPE qui vous chagrine tant mais chagrine beaucoup moins ceux pour qui le droit du travail a encore un sens, le pouvoir lâche dessus la caillera instrumentalisée des quartiers. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Jean-Claude Michéa dans L’enseignement de l’ignorance, livre assez peu complotiste, vous en conviendrez.
Non, je vous assure, les jeunes de 2010 sont beaucoup plus lucides maintenant. Les jeunes de 1986 sont devenus leurs parents. Ils ont vu le résultat : une weltanschauung consumériste de l’existence jusque dans le mariage s’ils ont réussi et, s’ils ont raté, une vie de chien au boulot avec des rapports sociaux qui ont fait un grand bond en arrière au point qu’ils n’osent plus manifester s’ils sont dans le Privé, ce qui signifie, de facto, qu’on leur a retiré le droit de grève.
Voir des jeunes manifester pour la retraite, ça a quelque chose de désolant et de petit ? Mais vous êtes suffisamment fine mouche, Isabelle, pour savoir que ce n’est pas pour leur retraite qu’ils manifestent, c’est contre un type de société qu’on leur impose, contre un précariat institutionnalisé, contre une stagiairisation à vie.
Cette fraction consciente de la jeunesse des années 2010 qui descend dans la rue, moi, je la trouve éminemment sympathique. D’abord parce qu’elle est très minoritaire. Les jeunes qui s’engagent, aujourd’hui, c’est qu’ils ont résisté à peu près à tout : téléréalité, internet, jeux vidéos, blockbusters hollywoodiens, pédagogisme, familles recomposées, soumission généralisée à la société du marché, antifascisme sans fascistes, antiracisme qui fait monter le racisme, rap qui encourage les pires pulsions et chanson française trentenaire qui encourage les pires résignations. Vous voyez l’exploit, tout de même, les défenses immunitaires en béton…
Ensuite parce qu’ils ne sont pas corporatistes, ces jeunes, comme votre article aurait presque tendance à le laisser penser. La jeunesse n’est pas une corporation, ni un métier quand bien même les chiens de garde démagogues de la sociologie (pour la gauche) et du marketing (pour la droite) voudraient le faire croire et leur faire croire. Et c’est justement cette minorité qui défile qui refuse cette assignation à une appartenance. C’est même très courageux, très altruiste et finalement très noble, quand on est jeune, de manifester pour un truc de vieux. C’est finalement, à l’échelle d’une classe d’âge, d’un pays, le même geste civique qui consiste à se lever et à laisser sa place dans les transports en commun.

En fait, Isabelle, et ce n’est pas souvent, mais je crois que sur ce coup-là, Rimbaud a tort.
On est très sérieux, quand on a dix-sept ans.



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