Le traitement réservé à Dominique Strauss-Kahn par la police et la justice de New York a provoqué un traumatisme dans les profondeurs de l’âme française. Exhibé les mains menottées dans le dos, encadré par plusieurs policiers visiblement satisfaits d’avoir accroché un si gros gibier à leur tableau de chasse, DSK nous faisait découvrir l’horreur du pilori mondialisé dont les Américains font un usage immodéré. La honte en rejaillissait sur nous tous.
Deux de ses plus proches amis, BHL et Robert Badinter, sont allés crier leur indignation à ce propos mardi matin sur France-Inter. Ils ne pouvaient faire moins, sinon à quoi serviraient des amis ?
Vu de notre fenêtre hexagonale, on ne peut qu’être horrifié par des méthodes qui sont l’équivalent moderne des pratiques médiévales d’exposition des présumés coupables au mépris et à la colère des foules rameutées pour l’occasion.
En revanche, dans le contexte new yorkais, cette mise en scène de la chute d’un grand de ce monde n’a provoqué aucun émoi : même le très libéral New York Times ne voit pas là matière à publier l’un de ses éditoriaux brillants, concis et assassins dont il a le secret. Seule une lettre de lecteur évoque l’affaire en page « op-ed », pour se réjouir de l’évolution d’une justice qui prend au sérieux la plainte d’une femme de chambre contre un homme de pouvoir.
Pour le reste, ce journal tente d’expliquer à ses lecteurs les mœurs étranges de ce pays d’outre-Atlantique où les journalistes pratiquent une omerta sans faille ou presque sur les turpitudes sexuelles des hommes politiques. À New York, un traitement discret et feutré de l’affaire du Sofitel aurait été perçu comme un privilège judiciaire indûment offert à DSK et à tous les présumés criminels de son genre, et par conséquent, comme une grave injustice pour la victime. En France, le prurit égalitaire se manifeste dans le domaine économique, mais on ne s’offusque pas, par exemple, de l’existence de quartiers dits VIP dans les prisons françaises les plus sordides. Aux Etats-Unis, cette exigence d’égalité se manifeste dans le domaine pénal avec une telle force que les gens riches, puissants et célèbres se retrouvent dans une situation impossible dès qu’ils ont le malheur de tomber dans les filets de la police et de la justice. Michael Jackson, Roman Polanski, Mike Tyson en ont fait la cruelle expérience.
Cette forme d’injustice, qui fait que les jugements de cour rendent les puissants plus noirs que les misérables et rend BHL fou de colère, se fonde sur la conviction, bien ancrée chez les descendants des Puritains du Mayflower, que ceux à qui Dieu a fait l’offrande de la richesse et du pouvoir ont le devoir de s’en montrer dignes. Les comportements éthiques que l’on exige d’eux sont plus rigoureux, car ils ont reçu une forme d’élection. Cela, nous avons du mal, parfois, à le comprendre.
Les procureurs (District attorney ou DA) des districts judiciaires des Etats-Unis sont élus par le peuple et doivent régulièrement remettre leur mandat en jeu. Certes, cela leur permet d’être indépendants du pouvoir politique et insensibles aux éventuelles pressions, mais en même temps, cela les oblige à être attentifs aux réactions de l’opinion publique. On ne juge pas de la même manière au Texas ou à New York, et les politiques pénales varient en fonction du contexte propre à chaque Etat, et même de chaque comté.
On a peu parlé du procureur du district de Manhattan qui supervise l’affaire DSK. C’est pourtant un personnage intéressant, dont la personnalité et les inclinations morales et politiques vont sans doute jouer un rôle non négligeable dans la procédure judiciaire à laquelle le directeur général du FMI va être soumis. Agé de 57 ans, Cyrus Vance Junior a été élu à ce poste en février 2009 – « Junior » car son père, Cyrus Vance, décédé en 2002, fut dans les années 60 à 80, une grande figure de la politique américaine. Secrétaire à la défense de John Kennedy et Lyndon Johnson, il termina sa carrière comme secrétaire d’Etat de Jimmy Carter. Elevé dans le bain de la haute politique, Cyrus Jr est donc parfaitement conscient des conséquences de ses actes dans l’affaire qui nous concerne aujourd’hui.
Dans sa jeunesse, il refusa de se lancer dans la politique à New York, pour ne pas donner prise au soupçon de népotisme dans une ville où son père était l’un des principaux dirigeants du Parti démocrate. Après avoir réussi une carrière d’avocat dans l’Ouest, il revient dans sa ville natale, et occupe le poste de procureur-adjoint au bureau du légendaire Robert Morgenthau. Ce dernier, lui-même issu d’une célèbre lignée de diplomates, occupa sans discontinuer le poste de DA de Manhattan de 1975 à 2009, ne consentant à passer la main qu’à l’âge de 90 ans !
Cyrus Vance Jr l’emporta largement sur ses concurrents, avec le soutien unanime de la presse de New York, des tabloïds jusqu’au New York Times. Dans les critères de la politique française, il pourrait être considéré comme un juge de gauche, à tout le moins de centre-gauche : soucieux de rapprocher la machine policière et judiciaire des citoyens, il a lancé le programme « community based justice », une sorte de justice de proximité fondée sur l’étroite coopération des magistrats, policiers et travailleurs sociaux à l’échelle du quartier. Il s’est également préoccupé d’améliorer les droits à la défense des indigents et s’est montré rigoureux et ferme dans la poursuite de la délinquance en col blanc, notamment à Wall Street.
Tel est donc l’homme qui sera, en dernier ressort, le principal accusateur de DSK, même si les réquisitions sont prononcées, lors du procès, par l’un de ses adjoints.
La première phase de la mise en accusation de notre éminent compatriote a peut-être été brutale et sauvage. Mais on ne saurait, au stade actuel de la procédure, faire un procès d’intention à la justice de New York. Elle a droit, elle aussi, à la présomption d’équité.
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