La démographe Michèle Tribalat commente le rapport du gouvernement australien « Going blind to see more clearly: Unconscious bias in Australian Public Service shortlisting process »…
On se souvient que la loi de 2006 sur l’égalité des chances avait imposé le CV anonyme pour les entreprises françaises de plus de 50 salariés, décision qui ne fut jamais suivie d’un décret d’application et fut enterrée en 2015 par une loi Rebsamen le rendant facultatif. Les conclusions de l’enquête réalisée par le Crest, à partir de Pôle Emploi entre novembre 2009 et novembre 2010 dans huit départements, avait douché les espoirs portés sur le CV anonyme comme remède aux discriminations. Cette enquête avait montré une tendance à l’homophilie, c’est-à-dire au recrutement d’hommes par des hommes et de femmes par des femmes sans grande incidence au final sur le résultat, mais un effet défavorable du CV anonyme pour les candidats d’origine étrangère ou/et résidant en Zone urbaine sensible (Zus) ou dans une ville à Contrat urbain de cohésion sociale (Cucs). Ces informations sur leur origine ou/et lieu d’habitation joueraient ainsi comme une circonstance atténuante à certains défauts dans leurs CV.
En 2016, la fonction publique australienne avait lancé un programme Gender Equality Strategy visant à corriger les déséquilibres de genre dans les différents secteurs publics. À cette occasion on avait beaucoup évoqué la question des CV anonymes. Ce fut l’occasion pour le Behavioural Economics Team of the Australian Government (BETA) d’essayer d’y voir un peu plus clair en organisant une enquête randomisée dont le but était de mesurer l’efficacité de l’anonymat pour améliorer les chances des femmes et celles des personnes appartenant à une minorité d’accéder à un haut poste d’encadrement. Elle a consisté à examiner la sélection de cinq parmi seize candidats aux profils variés pour un poste de cadre supérieur dans leur institution par des jurys constitués au hasard. L’enquête a mobilisé 2100 cadres supérieurs de la fonction publique relevant de quatorze organismes qui ont accepté de se prêter à l’exercice. Ils ont eu à évaluer les mêmes CV qui, soit comportaient les identifiants sur le sexe ou l’origine notamment d’après les noms et prénoms, soit inversaient les prénoms masculins et féminins, soit étaient anonymisés. À ces différences près, les CV se présentaient formellement exactement de la même façon. Les volontaires furent ainsi assignés au hasard à l’un des trois jurys.
Comme en France, l’anonymisation des CV a tendance à défavoriser les candidats appartenant à une minorité ethnique, mais seule la discrimination positive exercée à l’égard des femmes aborigènes est statistiquement significative (intervalle de confiance de 95 %). Elles ont 22,2 % de chances en plus d’être sélectionnées lorsque leur anonymat est levé.
Par ailleurs, l’attribution d’une identité masculine à la place de l’identité féminine a tendance à réduire la probabilité d’être sélectionné, faiblement (-3,2 %), mais significativement (intervalle de confiance à 99 %). L’inverse augmente les chances de 2,9 %.
Le BETA a pu aussi examiner les différences entre les membres des jurys. Les hommes sont plus enclins à pratiquer la discrimination positive à l’égard des minorités que les femmes : +11,6 % contre +1,8 % en faveur des hommes de ces minorités et +13,6 % contre +5,5 % en faveur des femmes de ces minorités, lorsqu’ils peuvent les identifier. Et les membres des jurys âgés de 40 ans ou plus pratiquent plus la discrimination positive à l’égard des femmes des minorités que les plus jeunes (+10,0 % contre +5,8 %). Par ailleurs les membres des jurys appartenant eux-mêmes aux services de ressources humaines sont les plus enclins à pratiquer la discrimination positive en faveur des femmes (+ 9,0 %) et des minorités (+41,4 % en faveur des femmes des minorités).
Il s’agit là des résultats moyens (qui varient en fonction de l’administration de rattachement) mais qui témoignent de l’engagement des fonctionnaires, notamment ceux des ressources humaines, dans la discrimination positive en faveur des femmes et des minorités. La pratique du CV anonyme irait donc à l’encontre des raisons pour lesquelles l’Australie a été tentée de l’introduire. C’est en tout cas vrai pour la sélection des cadres supérieurs de la fonction publique.
Les auteurs de l’étude ont cherché à vérifier que l’expérimentation n’était pas entachée de deux types de biais : 1) le volontariat aurait pu sélectionner ceux qui étaient les plus en faveur de la « diversité » et de l’égalité entre hommes et femmes ; 2) les participants auraient pu anticiper le but de l’exercice et être ainsi tentés de se comporter différemment qu’ils ne l’auraient fait en situation réelle. Les opinions des participants ne semblent pas différer sensiblement de celles de l’ensemble des fonctionnaires de même niveau et quelques questions additionnelles en fin d’exercice ont permis aux auteurs d’éliminer quelques participants suspects de falsifier leurs préférences (comme dirait Timur Kuran) sans changer les résultats.
Comme en France, ce type d’études permet d’éliminer les fausses bonnes idées de gouvernements anxieux de démontrer leur bonne volonté pour faire reculer les discriminations.
>>> Retrouvez les analyses de Michèle Tribalat sur son blog <<<
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