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Un ministère du pot d’échappement et du vitrail médiéval


Un ministère du pot d’échappement et du vitrail médiéval
Rachida Dati © Alfonso Jimenez/Shutterstock/SIPA

Rachida Dati, reconduite à la Culture, est la lointaine héritière d’André Malraux et de son ministère des Affaires culturelles. Elle est désormais ministre “de la Culture et du Patrimoine”. Comment comprendre ce changement? Analyse.


Le ministère d’André Malraux s’était appelé non pas ministère de la Culture mais ministère des Affaires culturelles. À l’époque, on avait le sens de la mesure et de la nuance. Le décret fondateur du 24 juillet 1959, rédigé de la main même du ministre d’Etat, fixait à ce ministère la mission suivante : « Le ministère chargé des affaires culturelles a pour mission de rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord celles de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent »

Nouveau look pour une nouvelle vie

En appelant le ministère confié à Rachida Dati, « ministère de la Culture et du Patrimoine », en scindant culture et patrimoine, le gouvernement de Michel Barnier semble reconnaître qu’il ne saura pas prendre les décisions qui s’imposent et que, se sentant incapable de mettre un terme à l’imposture et à la gabegie de la rue de Valois, il a choisi de mettre la tête dans le sable en appelant culture ce qui n’a rien à voir avec elle, et en réservant le terme de patrimoine à ce que l’on entendait autrefois par culture. Autrement dit, ce ministère aura pour vocation de s’intéresser par exemple, pour la partie culture, à des œuvres comme le Pot d’échappement de Simon Nicaise (acquis par le Frac-Normandie) et, pour la partie patrimoine, à la question des vitraux de Notre-Dame de Paris. 


Il est évident qu’en donnant au ministère des Affaires culturelles, comme troisième mission, celle de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui enrichissent notre patrimoine culturel, André Malraux n’imaginait nullement que la rue de Valois, sous l’impulsion de Jack Lang, finirait par considérer un pot d’échappement comme une « œuvre » susceptible d’enrichir ce patrimoine…

Il avait toutefois pressenti ce qui allait se passer et mis le doigt sur l’insuffisance intellectuelle et l’aveuglement de ces fonctionnaires culturels chargés du domaine qui avait été le sien : « Si toute création véritable, écrivait-il, est révélation, donc originalité, le nouveau seul ne répond point à l’appel énigmatique et millénaire de l’homme ; il répond à sa parodie, l’intoxication qu’assouvit la mode. D’où l’entrée en scène d’une peinture qu’on pourrait dire « de consommation » : tel collectionneur américain possède sa galerie d’œuvres destinées au musée, et ses tableaux destinés à la poubelle – car il sait que dans quelques années, son intoxication exigera des tableaux plus récents. » C’était là souligner l’absence de pertinence des discours habituellement tenus dans les milieux de l’art et prédire le destin d’une collection comme celle de François Pinault.

Quel visiteur d’exposition d’art contemporain, haussant les épaules devant un tas de sable déversé au milieu d’une salle sur lequel veille un gardien somnolant dans un coin, quel visiteur (quand il s’en trouve un) n’a pas entendu ensuite un conservateur ou un critique d’art lui expliquer de manière fort sentencieuse qu’il ne fallait pas répéter l’erreur de nos arrière-grands-parents qui hier étaient passés à côté des impressionnistes ? Malraux avait démonté en 1976, il y a bientôt cinquante ans, ce sophisme devant lequel personne ne trouvait à redire : « Puisque l’opinion, écrivait-il, avait protesté contre les grands Indépendants depuis Manet jusqu’au cubisme, toute peinture contre laquelle proteste l’opinion, continue celle des vrais maîtres et, comme celle-ci, porte en elle l’avenir. Si bien que le juge de la peinture, en dernière instance, se définit parce qu’il n’y connaît rien. Il ne s’agit pas d’aimer la peinture, mais la peinture de demain. »

En 1986, la revue Connaissance des arts avait posé à Jack Lang qui quittait le ministère et à François Léotard qui lui succédait la question suivante : « Quels sont les grands artistes de demain ? » Seul le ministre François Léotard, dont le cabinet m’avait demandé de lui tenir la plume, critiqua l’absurdité de la question. Jack Lang, lui, avait bien entendu sa liste. Que risquait-il ? puisque, comme il le déclara à l’Assemblée nationale dès 1981, « tout est culturel » et que, comme l’a écrit Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, « chacun appelle culture ce à quoi il occupe ses loisirs, ses RTT ou son RSA. » Ce même Antoine Compagnon, ancien élève de l’Ecole polytechnique, Docteur d’État ès lettres, ancien élève et ami de Roland Barthes, reprocha à Jack Lang et à ses successeurs d’avoir dévalué l’idée même de culture, renonçant ainsi à la « culture cultivée » d’André Malraux. C’est le caractère pervers du décret du 5 juin 1981 relatif aux attributions du nouveau ministre de la culture qu’Antoine Compagnon dénonçait.

Piqué au vif, le ministre de Mitterrand s’était défendu en ces termes : « Ce décret fut improvisé et rédigé entre deux portes ; je n’en suis pas particulièrement fier et je ne crois pas d’ailleurs à l’utilité de ces textes. » Effectivement, le pays se serait bien passé d’un tel décret qui ne fut pas inutile, mais nuisible. En installant la confusion, en nivelant les genres, en délégitimant toute hiérarchie de valeurs, en flattant le moindre saltimbanque, en ouvrant grand la porte à l’impuissance et à la puérilité, ce décret rendait impossible tout consensus autour de ce qu’une génération se devait de transmettre à la suivante. 

L’épave d’une Dauphine échoue dans le Var

Depuis André Malraux, de l’eau a coulé sous les ponts : ce ne sont plus des peintures collectionnées par des Américains intoxiqués par la mode qui empliront les poubelles. On a descendu bien d’autres marches encore : c’est la descendance des urinoirs et des sèche-bouteilles de Marcel Duchamp qui a proliféré dans nos musées, nos centres culturels, nos châteaux, nos églises, nos rues : Vagin de la Reine dans les jardins de Le Nôtre à Versailles, homard géant et aspirateurs dans le Château, Plug anal place Vendôme devant le ministère de la Justice, épave de Ferrari au Grand Palais, pneus de tracteur dorés à la feuille d’or à l’opéra Garnier, dunes de sable dans la salle capitulaire de l’abbaye de Maubuisson, méduses en tissus montant à l’assaut des remparts du Mont Saint-Michel, scène de zoophilie géante  devant le centre Pompidou, chaos de dalles funéraires déversées dans la salle du Cycle de Marie de Médicis de Rubens au Louvre, postes de télévision diffusant des scènes de masturbation au CAPC de Bordeaux, artiste couvant des œufs dans une cage en verre au Palais de Tokyo et auquel le président François Hollande viendra rendre visite.

Tout récemment, c’est une autre épave de voiture qu’a encensée dans Le Monde du 24 août 2024, le critique d’art Philippe Dagen : « à la Commanderie de Peyrassol à Flassans-sur-Issole (Var), qui abrite le vignoble biologique Château Peyrassol (…), une carcasse d’automobile Dauphine ayant perdu moteur, pneus et pare-brise, que Lavier [c’est l’auteur] a fait repeindre du plus étincelant bleu par un spécialiste en carrosserie, d’abord un peu surpris d’être invité à magnifier une épave (…). Chaque fois, Lavier sait placer dans des formes apparemment simples et séduisantes des charges d’idées et de doutes. Elles explosent avec grâce, mais elles n’en sont que plus dangereuses. » L’amateur de carcasses de voiture et sans doute d’excellent rosé de Provence, enseigne à Paris I et dirige des thèses. L’auteur des pneus de tracteur en or installés à l’Opéra, lui, aimait autre chose : il a été mis en examen pour viols sur mineurs avec interdiction de quitter le territoire.

À la Commanderie de Peyrassol, l'éloge de la couleur de ...

Bertrand Lavier : La Dauphine, 2024


Faut-il s’attendre à ce que Madame Rachida Dati vienne au 20 heures de TF1 expliquer que « tout Pot d’échappement contre lequel proteste l’opinion continue les maîtres verriers de Notre-Dame et porte en lui l’avenir » ? Nous parlera-t-elle de sa vision territoriale de la culture et de son souci d’un véritable dialogue entre nos régions, entre le Pot d’échappement de Normandie et la Dauphine provençale ? Qu’est-ce qui a changé pour que son ministère qui s’appelait ministère de la Culture dans le gouvernement de Gabriel Attal (comme d’ailleurs dans ceux d’Elisabeth Borne, de Jean Castex et d’Edouard Philippe) s’appelle désormais « ministère de la Culture et du Patrimoine » ? La ministre nous expliquera-t-elle qu’il s’agit de séparer le bon grain patrimonial de l’ivraie culturelle, et de réserver dorénavant le terme de culture à la contre-culture, celle-ci fût-elle usée jusqu’à la corde ? Se félicitera-t-elle que la France puisse s’enorgueillir de défendre en même temps sa Contre-culture et son Patrimoine ? Peut-être ce ministère doit-il tout simplement son nouvel intitulé à la journée du patrimoine au cours de laquelle fut dévoilée la composition du gouvernement. A moins que cette nouvelle dénomination ne soit qu’une manière de calmer ceux qui pétitionnent contre le remplacement, dans les chapelles du bas-côté sud de la nef de Notre-Dame de Paris, des vitraux de Viollet-le-Duc par des vitraux d’artistes contemporains.

La situation économique du pays ne pourrait-elle pas amener le président Emmanuel Macron et Monseigneur Laurent Ulrich à maintenir en place les vitraux de Viollet-le-Duc ? Mais c’est là une question sans doute fort secondaire. Les opposants au projet de vitraux contemporains, à savoir les membres de la Commission nationale du Patrimoine et de l’Architecture (CNPA) qui ont donné à l’unanimité un avis défavorable, ont raison de s’appuyer sur la charte de Venise adoptée en 1965 par la France. Par ailleurs, ils n’ont sans doute pas tort de camper fermement sur leur position tant il est vrai que le choix des huit artistes en compétition, choix de l’Etat et du diocèse fait en partenariat avec le comité artistique présidé par l’ancien directeur du Musée national d’Art moderne au Centre Pompidou, Bernard Blistène, laisse vraiment à désirer. Quand on examine cette sélection pour le moins étonnante parue dans la presse, on ne peut que s’interroger sur les raisons qui l’ont motivée. Attendons que les candidats rendent leur projet ! Ce sera le 4 novembre prochain.

Lors de l’incendie de la cathédrale en avril 2019, l’émotion et l’angoisse avaient submergé le cœur de tous les Français qui avaient communié, une fois n’est pas coutume, dans un même désarroi éprouvé mondialement. Aussi est-on en droit de se demander ce qui pousse à nouveau le président Macron à vouloir semer la discorde parmi les Français. Quand on considère les vitraux réalisés à l’époque moderne, il est évident qu’il en existe de très beaux, respectueux des lieux et ayant peut-être offert à l’artiste l’occasion d’approfondir son propre travail par un véritable dialogue avec l’architecture religieuse. Mais quand on considère ne serait-ce que les quelques réalisations d’art contemporain que nous avons énumérées plus haut et qui ont défrayé la chronique ces vingt dernières années, il est tout aussi évident que l’art contemporain fraye bien trop souvent, aux yeux des Français, avec l’imposture, la vulgarité, la puérilité, le conflit d’intérêt, voire la corruption. Aussi vouloir à tout prix faire entrer l’art contemporain dans Notre-Dame de Paris, hier meurtrie par les flammes, c’est provoquer inutilement les Français.

Viollet-le-Duc n’a sans doute pas compris ce qu’il en était de l’art du vitrail au Moyen âge. Nous ne parlons pas bien entendu ici de l’artisanat du maître-verrier mais de « l’expression lyrique » de cet art qui est un sommet de la peinture et n’a rien à voir avec un décor. Il faut lire le texte éblouissant qu’André Malraux écrivit en 1947, réécrivit en 1951 puis en 1963 et qu’il illustra avec la Belle-Verrière de Chartres.                                                                   

Le président Emmanuel Macron est allé visiter la célèbre cathédrale ce vendredi 20 septembre, accompagné de Rachida Dati et de Stéphane Bern. Quelqu’un leur a-t-il donné à lire le texte de Malraux ? A eux, à Monseigneur Laurent Ulrich, aux membres de la Commission nationale du Patrimoine et de l’Architecture, à Monsieur Bernard Blistène et aux membres de son comité artistique ? Comment peut-on croire que c’est par des déplacements imaginés par des conseillers en communication ou par d’interminables réunions de comités Théodule, comme les appelait le Général de Gaulle, qu’on peut déterminer en matière de culture les actions qui sont à conduire et les décisions qui sont à prendre ? 

Chartres : Notre-Dame de la Belle-Verrière, XIIe s

Qu’on nous montre un texte de Jack Lang, un texte de ses successeurs qui puisse souffrir la comparaison avec cette page admirable des Voix du Silence que voici :

« Le XIXe siècle a tenu le vitrail médiéval pour un art d’ornement. (…) Le vitrail est lié à un dessin subordonné, parfois ornemental (encore faudrait-il y regarder de près), mais sa couleur n’est en rien un coloriage ornemental de ce dessin, un remplissage éclatant ; elle est une expression lyrique, non sans analogie avec celle du lyrisme pictural de Grünewald ou de Van Gogh. Si le génie chromatique naquit tard en Europe septentrionale, c’est que pour le grand coloriste, le vitrail y était le plus puissant des moyens d’expression ; et nos maîtres ravagés de couleur, à la fin du XIXe siècle, semblent appeler un vitrail dont le Père Tanguy et les Tournesols seraient plus proches que de Titien ou de Vélasquez. Le mot même de « peinture » né des tableaux, nous fourvoie : le sommet de la peinture occidentale antérieure à Giotto, ce n’est ni telle fresque, ni telle miniature, c’est la Belle-Verrière de Chartres.



L’art du vitrail est aussi décoratif. Au même titre que tout art roman, que la statuaire même. Cette statuaire resterait bien souvent enrobée dans l’immense ensemble ornemental qui la presse, si ne l’en arrachait le visage humain. Car la robe de la statue-colonne est un élément du portail et sa tête n’en est pas un. Du décor qui l’enchâsse, le vitrail du XIIème, du XIIIème siècle même, surgit avec la force qui libère les visages romans ; mais si, la photographie aidant, chacun isole d’instinct les statues du Portail royal de Chartres, le vitrail ne s’arrache pas encore sans peine à une confusion où Notre-Dame de la Belle-Verrière se mêle aux entrelacs. L’accent libérateur qu’apporte le visage à la sculpture est donné au vitrail par son expression lyrique, aussi spécifique que celle de la musique, et à quoi aucun artiste ne se méprend pour peu qu’il la compare aux autres expressions plastiques romanes : fresque ou mosaïque. (Et même son dessin est moins byzantin qu’il ne semble…) Il suffit de rapprocher les grands vitraux romans des fresques, des mosaïques antérieures ou contemporaines [il est question du XIIIème siècle bien sûr], pour voir qu’ils n’en sont pas le décor mais l’accomplissement. 

Certes, le vitrail est une peinture monumentale ; dans ses expressions les plus hautes, nulle autre ne peut lui être comparée : aucune fresque ne s’accorde à une architecture comme il s’accorde à l’architecture gothique. Les cathédrales aux vitres blanches, lorsque la guerre contraignit à descendre les verrières, nous enseignèrent de reste qu’il était bien autre chose qu’un ornement. Indifférent à l’espace de ce qu’il représente, il ne l’est pas à la lumière variable du jour qui lui avait donné, lorsque le peuple fidèle hantait les églises à des heures différentes, une vie que n’a retrouvée aucune œuvre d’art. Il succède à la mosaïque à fond d’or comme la coulée du jour aux lampes des cryptes, et le silencieux orchestre des vitraux de Chartres semble obéir, tout le long des siècles, à la baguette que l’Ange porte sur le cadran solaire. (…)

Le dernier verrier digne des maîtres de Chartres sera Paolo Uccello (dont aucune reproduction, hélas ! ne transmet l’éclat de la Résurrection telle qu’on la vit, descendue, à l’exposition de Florence). Mais ce vitrail est unique. Le monde gothique s’achève, et le vrai vitrail ne survivra pas au génie de Giotto. Les verrières, comme les mosaïques, comme les tympans romans, avaient fait accéder les figures humaines au monde de Dieu ; l’art va s’efforcer d’incarner les figures divines dans le monde des hommes. Et le chromatisme des vitraux, leur relation avec la lumière vivante et non une lumière imitée [comme dans la peinture], interdisent à leur génie, de survivre à l’admiration pour une peinture qui découvre l’illusion. » 

Que l’on compare une telle page avec les quelques lignes que le célèbre historien E. H. Gombrich consacra au vitrail dans L’Art et son histoire : « Les artistes ne se sentant plus astreints à étudier et à reproduire les effets d’ombre que présente la nature, étaient tout à fait libres de choisir pour leurs illustrations les couleurs qu’ils préféraient. (…) Les rouges rayonnants et les bleus profonds de leurs vitraux témoignent du bon usage que firent ces maîtres de leur indépendance à l’égard de la nature. »

Cet historien est un immense érudit, mais comme l’a écrit Hegel : « L’érudition consiste surtout à connaître une foule de choses inutiles, c’est-à-dire de choses qui en soi n’ont ni valeur ni intérêt, si ce n’est d’en avoir connaissance. » Aussi n’a-t-il pas compris grand-chose aux écrits de Malraux et ne voyait-il chez lui que manque de rigueur scientifique et verbiage. Combien d’écrivains, de critiques et d’historiens d’art ou de politiques, comme Michel Debré dans ses Mémoires par exemple, lui ont emboîté le pas, les yeux fermés, répétant les uns derrière les autres ce que l’historien du Warburg Institute de Londres avait écrit : « Les chapelets de noms et les alignements d’images [dans Les Voix du Silence] ont pour but, comme les énumérations de noms de divinités dans d’anciennes incantations, de rassurer leur auteur plutôt que d’éclairer le lecteur ».

En quoi ce qu’écrit Gombrich sur le vitrail est-il éclairant ? Comme si les bleus et les rouges étaient l’expression d’une préférence ! Comme si l’auteur de Notre-Dame de la Belle-Verrière ne s’était plus soudain senti obligé d’imiter la nature ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ! Comme si nous avions affaire au goût d’un artiste, à sa subjectivité et non pas à un art de civilisation qui gouverna en profondeur et l’esprit et la main du maître de cette verrière dont le feu va s’éteindre devant Giotto et cet autre art de civilisation que sera la Renaissance. « Le génie du vitrail, explique Malraux, finit quand le sourire commence. Alors le dessin devient privilégié, l’imitation (les personnages de Giotto sont « vivants » pour ses contemporains, comme les figures de Van Eyck sont ressemblantes pour les siens) devient une valeur. » Souvenons-nous : dans le vitrail le dessin n’était pas « privilégié » mais « subordonné » à la couleur, à son lyrisme. La valeur qui gouvernait cet art du surnaturel ne pouvait s’accommoder de celle à naître qui obsèdera l’Italie et la Flandre, à savoir l’imitation de l’ordre naturel.

Depuis des décennies les écrits de Malraux sur l’art sont diffamés ou mis tout simplement sous le boisseau. Un exemple emblématique de cette inadmissible désinvolture de nombre de nos universitaires et critiques d’art à leur égard, désinvolture préjudiciable aux étudiants, et ce sur plusieurs générations, se trouve dans le livre que l’historien Georges Didi-Huberman publia en septembre 2013, L’Album de l’art à l’époque du « Musée imaginaire » (Hazan / Louvre éditions) et qui fut l’occasion d’une série de cinq conférences à l’auditorium du Louvre dès sa sortie. 

Voici ce que ce professeur fait dire à Malraux à propos d’une double page des Voix du Silence représentant à gauche le Portrait de Marcus Agrippa (vers 25-24 av. J.-C.) et à droite le Saint Jean-Baptiste de la cathédrale de Reims (XIIIème siècle) : « La même gravité magnifie le visage de l’empereur romain et celui, gothique, de Saint Jean-Baptiste ». C’est se moquer du monde ! 


Voici ce qu’a écrit André Malraux à propos de ces deux portraits disposés l’un en face de l’autre conformément à sa méthode selon laquelle « on ne sent bien que par comparaison » : « Tout marque un visage antique, sauf la vie même s’il n’est pas celui d’un dieu ; en face d’un saint gothique, ni César, ni Jupiter, ni Mercure n’ont vécu ; à côté de n’importe quel prophète, les patriciens ont des faces fermées de vieux enfants. Le visage de chaque chrétien porte sa propre trace du péché originel ; la forme de la sagesse ou de la fermeté était unique, mais celle de la sainteté et du péché ont la multiplicité des créatures : chaque face chrétienne est sculptée par une expérience pathétique, et les plus belles bouches gothiques semblent les cicatrices d’une vie. »

Un deuxième exemple dévoile la malhonnêteté du procédé idéologique de ce livre : spécialiste avisé dans la lecture des images – on peut à nouveau en douter – Didi-Huberman s’est permis une inadmissible confusion. André Malraux est présenté page 18 comme celui qui défila en 1968 « aux côtés de Michel Debré et, même (sic), de Robert Poujade ». Derrière ce « même », perce toute l’idéologie de l’auteur. Se référant à la célèbre photo du 30 mai 1968 prise sur les Champs-Elysées où se retrouvèrent un million de personnes, Didi-Huberman confond ce Robert Poujade député gaulliste de la Côte-d’Or dont le visage apparaît entre ceux de Malraux et de Debré, avec un certain Pierre Poujade, le responsable syndical qui donna son nom au poujadisme, appellation péjorative du conservatisme des commerçants et des artisans que l’on disait petit-bourgeois. Si Didi-Huberman est si désinvolte c’est qu’il cherche à accréditer l’idée qu’en devenant gaulliste, Malraux est passé du « bien pensé » de ses combats antifascistes au « bien-pensant » de l’ordre établi, et que sa pensée sur l’art, de ce fait, s’est close sur elle-même, indifférente aux luttes anticoloniales. Est-ce donc de telles méthodes qu’il faut utiliser pour terminer sa carrière comme directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ?

Que les élèves de ces historiens d’art qui, depuis tant d’années, leur ont honteusement caché la pensée magistrale d’André Malraux et la puissante poésie de son verbe, qui les ont dissuadés de lire et d’étudier ses ouvrages, que ces victimes de cette scandaleuse diffamation leur demandent enfin de s’expliquer. C’est la nullité de la réflexion de ces historiens, leur aveuglement devant les préjugés véhiculés par la langue, leur incapacité à penser l’art qui est à l’origine de ce grand naufrage de la politique culturelle de notre pays. Mais pour se révolter avec efficacité, que ces élèves commencent par s’armer, qu’ils aillent se procurer en librairie Le vocabulaire de Malraux, aux éditions Ellipses. L’auteur, Jean-Pierre Zarader, professeur agrégé de philosophie, est le créateur et le directeur de la collection Le vocabulaire des philosophes (de l’Antiquité à la philosophie contemporaine), collection rassemblée en quatre tomes d’environ 700 pages chacun et à laquelle ont participé les meilleurs spécialistes. Chaque Vocabulaire de chacun des philosophes étudiés tient sur une soixantaine de pages. Comme l’écrit Jean-Pierre Zarader dans sa préface, « ce Vocabulaire des philosophes est né de l’idée, banale, qu’un philosophe n’est intelligible que dans le vocabulaire dont il use, dans les mots qu’il forge ou qu’il s’approprie ».

Il est grand temps temps que les étudiants lisent Malraux et, pour cela qu’ils cessent d’écouter leurs professeurs et se procurent ce formidable Vocabulaire que Jean-Pierre Zarader (1) a conçu et mis à leur disposition. S’approprier la réflexion indépassée de notre ancien ministre des Affaires culturelles, c’est se donner les moyens de renverser la table des impostures autour de laquelle festoient depuis plus d’un demi-siècle des fonctionnaires qui n’ont rien compris et n’eurent jamais la modestie de dire comme De Gaulle recevant son ministre d’Etat dans son bureau de l’Elysée : « Malraux, enseignez-moi ! » 

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  1. La première fois que Jean-Pierre Zarader ouvrit Les Voix du Silence, c’était au début des années quatre-vingt, lors de la préparation de l’agrégation où le thème de l’art avait été inscrit au programme du concours. « Outre les philosophes qui se sont intéressés à la question de l’art, que faut-il lire que personne n’aura lu ? », me demanda-t-il. Réponse : « Les Voix du Silence, mais attention ! utilise Malraux sans le citer, il est persona non grata dans le milieu. » Jean-Pierre Zarader se procura l’ouvrage à la bibliothèque municipale de Reims près de la cathédrale (pour laquelle Marc Chagall, grand ami de Malraux, réalisa de somptueux vitraux) en commença la lecture puis m’appela : « Ça ne veut rien dire, ton bouquin ; c’est une « soupe de mots » ». Cette expression était celle qu’utilisait Pierre-Jean Labarrière, le grand spécialiste de Hegel, lorsqu’il évoquait le désarroi de tout lecteur ouvrant pour la première fois La Science de la Logique. Je lui conseillai alors la lecture de L’Homme précaire et la littérature, ouvrage dans lequel Malraux traite d’un domaine qui lui serait plus familier selon des schèmes de pensée analogues à ceux des Voix du Silence. Puis nous nous sommes vus plusieurs fois à l’occasion de la rédaction d’un article qu’il préparait à ma demande pour le dixième anniversaire de la mort d’André Malraux en 1986. Malraux n’était pas, bien entendu un philosophe, en effet « son lyrisme, explique Jean-Pierre Zarader, traduit une attitude qui semble étrangère, quand elle n’est pas opposée, à celle du philosophe (…) mais il y a bien une philosophie de l’art d’André Malraux ». Jean-Pierre Zarader a donc intégré, en 2001, l’auteur des Voix du Silence et de La Métamorphose des dieux dans sa collection.



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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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