Et dire que les peuples européens pensaient être sortis de la religion (Marcel Gauchet)…
Ce n’est pas la première fois qu’on tue au nom de Dieu en France et en Europe, ce n’est pas la première fois qu’on assassine et qu’on massacre au nom de la religion. En revanche, on pouvait à bon droit penser que, en tant que fait de société, en tant que fait collectif, c’était derrière nous depuis la fin du XVIe siècle et les innombrables édits de tolérance qui se sont succédé sur le Vieux Continent pour aboutir in fine à rétablir la paix parmi tous ces chrétiens qui s’entre-égorgeaient car certains affirmaient que Dieu était dans l’hostie (transsubstantiation) quand d’autres prétendaient que non (consubstantiation). Après quelques siècles de philosophie politique, de Lumières, de révolutions parfois, de lente déchristianisation à peu près partout, de sécularisation (voire de laïcisation à la française) et d’emprise grandissante de l’Etat de droit consacrant les libertés individuelles au détriment de toute contrainte collective, l’affaire semblait entendue : nos vieux pays judéo-chrétiens étaient sortis de la religion (Marcel Gauchet) et plus jamais cette dernière ne dicterait à la population les comportements qu’elle devait adopter.
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L’immigration, une chance pour l’intolérance ?
C’était sans compter sur les vagues migratoires des cinquante dernières années qui ont fait petit à petit cohabiter sur un même territoire des gens qui n’ont pas le même rapport à la politique et à la religion. Une cohabitation qui a été pensée comme harmonieuse par ignorance et par arrogance, avec pour toile de fond un universalisme qui n’a tiré aucune leçon de la désastreuse aventure coloniale qui a pris fin dans les années 1960. Au nom d’une unité du genre humain scientifiquement établie et par expiation du racisme nazi érigé en politique d’État, les élites occidentales ont renouvelé sous d’autres formulations le discours révolutionnaire de Saint Paul selon lequel « il n’y avait plus ni Juif, ni Grec, etc. », au mépris de la réalité la plus élémentaire et de l’histoire immédiate : c’est justement parce que l’universalisme colonisateur de Jules Ferry et de ses camarades est apparu comme une négation intolérable de l’identité des peuples sur lesquels il s’est exercé que les empires coloniaux se sont effondrés pour laisser la place à une multitude d’États indépendants. Dans les années de bouleversements géopolitiques qui ont marqué le monde de la Guerre Froide, la politique et ses combats ont complètement masqué le substrat culturel qui constituait le quotidien des peuples : il suffit de lire L’Usage du monde de Nicolas Bouvier pour comprendre que la Turquie ne s’est jamais sécularisée en profondeur par exemple, contrairement à l’image de modernité renvoyée par les dirigeants turcs. De la même manière, l’opposition entre l’Est et l’Ouest, entre capitalistes et communistes, ainsi que l’effervescence nationaliste qui a animé de nombreux pays et imposé des régimes forts un peu partout où les puissances coloniales s’étaient retirées, ont imposé une grille de lecture partielle et partiale occultant un phénomène aussi puissant et essentiel que le regain de vigueur de l’islam en tant que force politique. Autrement dit, la décolonisation n’a souvent été que superficielle, les jeux de domination et de concurrence se faisant désormais par procuration, les anciens colonisés devenant des victimes s’insérant dans un discours politique abstrait qui ne tient aucun compte des réalités locales, notamment religieuses et culturelles.
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Des lendemains qui chantent…
Le problème, c’est que le réel finit toujours par s’imposer. Et, en l’occurrence, le réel veut que la plupart des gens soient porteurs d’une histoire, d’une culture, de coutumes et de la vision du monde qui en découle. Autant de choses face auxquelles la seule consommation de nos pays riches fait pâle figure. On ne voit guère comment l’Europe matérialiste et hédoniste du XXIe siècle réussirait là où l’Empire romain a échoué avec son pain et ses jeux face à des chrétiens porteurs d’un autre projet de société. La volonté politique ne suffit pas, ainsi qu’en atteste l’échec des persécutions de Dèce ou de Dioclétien : sans unité profonde entre le peuple et le souverain, le changement finit par advenir, pacifiquement ou pas. Cette unité a été conceptualisée au moment de la paix d’Augsbourg de 1555 et résumée quelques décennies plus tard sous l’expression : « Cujus regio, ejus religio ». Il ne saurait y avoir concurrence de projet de société sur un même territoire ; or, politique et religion sont tous deux porteurs d’un projet de société, soit ils se recoupent parfaitement, soit ils s’excluent radicalement, mais il n’y a pas de place pour les deux dans un même espace donné. Par religion, on entend une pratique forte et contraignante, une morale qui tient lieu de loi et une vision du monde qui structure les conceptions et les comportements. Pour la plupart des Européens contemporains, cette définition est incompréhensible tant ils sont habitués à confondre religion et croyances personnelles ou spiritualité non contraignante. Dès lors, on ne voit pas quelle religio pourrait rassembler, lier, réunir les peuples européens qui ont remplacé les princes de la Renaissance en tant que détenteurs de la souveraineté. Et comme le projet politique de l’UE est en fait une absence de projet et un refus de la politique qui excluent les peuples de l’exercice de la souveraineté, il semble que la seule conclusion qu’on puisse tirer des rapports de force actuels est qu’une guerre civile éclatera prochainement, entre immigrés porteurs d’une autre civilisation et autochtones déculturés, une guerre dont l’issue est incertaine. À moins d’une Soumission pure et simple, comme cela entrevue par Houellebecq. Ou encore une Révolte des élites poussée plus loin que celle entrevue par Christopher Lasch, avec une disparition pure et simple du peuple, devenu inutile et encombrant.
Devant l’inaction des gouvernants face à une menace existentielle qui s’abat sur nos démocraties depuis plusieurs décennies, c’est une perspective difficile à exclure.
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