Au siècle dernier, tous les grands chefs étaient des hommes tandis que les femmes se cantonnaient à une cuisine de ménagère. Depuis la vague féministe post-Mai 68, la situation s’est inversée : aux femmes les grandes tables, aux hommes les fourneaux familiaux.
L’histoire de la cuisine française concentre d’une façon presque paroxystique les problématiques des relations hommes-femmes auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Ainsi, le tableau que les historiens de la cuisine dressent de la France de la Belle Époque, il y a un siècle, nous raconte une autre civilisation, beaucoup plus dure et socialement compartimentée.
La cuisine, d’abord, ne jouissait pas du statut prestigieux qui est le sien aujourd’hui dans notre imaginaire. En 1920, le grand Auguste Escoffier (1846-1935), pape de la cuisine française, soupire en voyant à quel point les grands de ce monde (qui sont pourtant ses clients à l’hôtel Savoy de Londres) ignorent et méprisent l’art qui est le sien : « Que veut dire après tout le mot de “cuisinier” que l’on a l’air de tant dédaigner, quoique l’on soit toujours heureux de pouvoir savourer les mets délicats préparés par lui ? Ce mot désigne l’artisan de l’art d’apprêter les mets servant à la nourriture de l’homme et la cuisine est une science qu’il ne peut posséder qu’après de longues années d’études et un travail constant. Je demande s’il existe au monde un sujet plus important que celui-ci et n’y a-t-il pas à s’étonner que l’homme à qui journellement on s’adresse pour alimenter et restaurer ses forces reste ignoré ou mal connu ? Pour conserver le prestige de notre cuisine française, il est urgent de rompre avec les vieilles légendes, de mieux considérer le cuisinier et se dire que savoir préparer les aliments est une science que chacun ne peut posséder. »
Cuisine d’hier et d’aujourd’hui
Au xixe et au début du xxe siècle, les restaurants tels que nous les connaissons n’étaient pas encore médiatisés, le Guide Michelin n’était pas encore allé les recenser au cœur de nos provinces. Cuisiniers et cuisinières originaires de la campagne ne savaient pour la plupart ni lire ni écrire et apprenaient leur métier sur le tas, sans passer par des écoles d’apprentissage (puisqu’elles n’existaient pas).
Ce que les historiens considèrent comme l’« âge d’or » de la cuisine française était alors incarné par les cuisiniers des maisons bourgeoises où se rendait le « gratin » de la société de l’époque. En 1911, à Paris, on recensait ainsi plus de 4 000 cuisiniers œuvrant pour le compte de grandes maisons : celles du baron d’Erlanger, du marquis de Pomereu, de M. Buloz, du duc de Conegliano, sans oublier bien sûr celle des Rothschild, chez qui le plus célèbre chef français du xixe siècle, Antonin Carême (1784-1833), termina sa carrière. C’est dans ces maisons privées, où l’élite politique et culturelle du pays se retrouvait chaque semaine, que la cuisine française atteint son apogée. D’une part, on y inventa la brigade hiérarchisée avec son chef et ses chefs de partis (chargés des postes stratégiques que sont les sauces, les rôtis, le garde-manger, le poisson et la pâtisserie). D’autre part, l’on y conçut le prototype du menu gastronomique à la française, dans le droit fil des menus royaux de l’Ancien Régime, respectueux des principes d’harmonie et d’équilibre (interdiction de servir la même sauce ou le même mets deux fois de suite) : premier service (potage), second service (volaille ou gibier), troisième service (poisson), salades, desserts (glaces, fruits, gâteaux…), le tout ponctué de légumes et arrosé de plusieurs vins censés s’accorder à chaque plat, ce que l’on appelait « la ronde des vins ».
Du point de vue de la mixité sexuelle, la situation était très claire, et comme gravée dans le marbre : aux hommes était réservée la haute cuisine, avec ses plats complexes à base de gibier, de truffes et de fois gras, aux femmes, la cuisine ménagère de tous les jours, avec ses plats mijotés (blanquette, miroton, daube…).
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Plus en descendait dans l’échelle sociale, plus la femme était cuisinière, assimilée à une bonne à tout faire, une domestique (toujours en 1911, on en recense plusieurs dizaines de milliers à Paris).
Au xixe siècle, la cuisinière est présentée sous un jour peu flatteur, comme chez Balzac qui la décrit comme menteuse, voleuse et malhonnête (la concierge dans Le Cousin Pons).
Quand est créée la première école professionnelle de formation des cuisiniers, le ministère du Commerce constate qu’il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes sur le marché du travail. Mais l’État se heurte à un réflexe corporatiste des cuisiniers qui refusent que les femmes puissent devenir des « chefs » de haute cuisine… « Les femmes ne peuvent viser à la perfection, disent-ils, elles doivent se contenter de faire une cuisine ménagère. » La IIIe République de Jules Ferry et de Jules Grévy se contente de créer des écoles normales d’institutrices destinées à former les jeunes femmes pour leur inculquer l’art de la cuisine, l’hygiène et les préceptes de la bonne économie pour gérer leur futur foyer. Le but est de maintenir l’ordre social nouveau et républicain, l’enseignement ménager visant à lutter contre les trois fléaux que sont alors la syphilis, la tuberculose et l’alcoolisme. La femme au foyer ainsi « éduquée » a pour mission de dissuader son homme d’aller dépenser l’argent de la semaine au cabaret et au bordel.
Fatigué par la compétition, l’homme européen a trouvé refuge devant ses fourneaux
Pendant que les cuisiniers préparaient le filet de chevreuil sauce poivrade pour le duc Pozzo di Borgo dans son château de Montretout, les femmes, elles, mitonnaient les poireaux vinaigrette, la soupe aux choux et le bœuf carotte (comme Françoise, la cuisinière des parents de Marcel Proust). Les premiers vivaient dans des châteaux et des hôtels particuliers, les secondes dans des pavillons de banlieue ou des petits appartements…
Toutefois la cuisine bourgeoise exécutée par des femmes de la campagne connut son heure de gloire dans les années 1920 et 1930 avec le triomphe des « mères lyonnaises » : la mère Fillioux (1865-1925), la mère Brazier (1895-1977) et la mère Bourgeois (1870-1937) furent ainsi les premières femmes à décrocher trois macarons au Guide Michelin. On venait de Paris à Lyon pour déguster leur fameuse poularde demi-deuil et leur quenelle de brochet sauce Nantua…
Toujours marginale, la cuisine des femmes eut aussi comme défenseur l’un des chroniqueurs gastronomiques les plus cultivés du siècle : Robert Courtine, alias La Reynière, qui écrivit pour Le Monde de 1952 à sa mort en 1998. En 1977, Courtine créait l’Association des restauratrices cuisinières (ARC) pour protester contre le refus de la Société des cuisiniers d’intégrer en son sein une grande cuisinière, Annie Desvigne, patronne de l’auberge de Vervins, dans l’Aisne. Quarante ans après, les mots de Robert Courtine vont toujours droit au cœur : « Les femmes sont les mères de notre cuisine. Ce que la femme sait, elle le tient de sa mère, qui le tenait de sa grand-mère. Sa cuisine est alchimie de patience et d’amour. Le chef cuisine pour sa paie. La femme cuisine pour l’homme, son enfant, son mari, son amant… Les défenseurs de la “haute cuisine” disent dédaigner la “cuisine simple” des femmes. Mais celle-ci a sa noblesse qui est la noblesse du cœur. »
Sans le savoir, Robert Courtine écrivait ces lignes à une époque charnière, puisque la transmission de mère à fille avait cessé depuis 1968.
Passation de pouvoir
C’est donc au moment où la cuisine ménagère des femmes est en train de disparaître qu’elle est érigée en mythe ! C’est quand les femmes renoncent à faire la cuisine (qu’elles considèrent désormais comme un symbole de l’oppression masculine) que tous les cuisiniers hommes se mettent à ratiociner (ils continuent de le faire d’ailleurs !) sur le souvenir de leur grand-mère légendaire qui leur aurait appris à faire la tarte Tatin, alors que cette pauvre grand-mère était considérée comme une moins que rien de son vivant.
En 1988, François Mitterrand, qui aimait la cuisine des femmes, dit à ses conseillers éberlués : « Je veux une femme de la campagne dans ma cuisine ! » On lui fit alors venir Danièle Mazet-Delpeuch, superbe cuisinière du Périgord qui lui fit ses petits plats jusqu’en 1990 et inspira le film Les Saveurs du palais sorti en 2012. En 1997, après la mort de Mitterrand, elle publiera Carnets de cuisine, du Périgord à l’Élysée.
Que déduire de toute cette histoire, si ce n’est que les frontières ont bougé en moins d’un demi-siècle. Aujourd’hui, en bataillant dur, les femmes sont entrées de force dans le monde de la grande cuisine, qui leur était interdit jusque-là. Anne-Sophie Pic est ainsi la femme la plus étoilée du monde (huit étoiles au Guide Michelin pour ses restaurants basés à Valence, Lausanne, Paris et Londres). Jessica Préalpato, chef pâtissière du Plaza Athénée, à Paris, a été élue « Meilleur Chef pâtissier du monde » en juin 2019. C’est une sommelière, Estelle Touzet, qui dirige la cave de l’hôtel Ritz. Guy Savoy, de son côté, a recruté 50 % de femmes dans la brigade de son restaurant trois étoiles, « car elles sont plus concentrées et calmes que les hommes ». Tout cela était inimaginable il y a quarante ans !
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Dans le même temps, les femmes ont déserté la cuisine de la maison et ont laissé la place aux hommes qui, jusqu’à présent, se contentaient de griller les saucisses au barbecue le dimanche, dans une sorte de réminiscence cro-magnonesque du feu préhistorique et viril… Aujourd’hui, faire la cuisine est devenue une activité masculine noble, gratifiante socialement, certaines grandes écoles de commerces, comme l’ESCP, allant même jusqu’à proposer des CAP de cuisine à ses étudiants pour leur permettre de briller au cours de leurs futurs repas d’affaires… Comme l’écrivain anglais Julian Barnes (Un homme dans sa cuisine), le mâle d’Europe est devenu obsessionnel et anxieux : qu’est-ce qu’une goutte ? Une cuillerée doit-elle être rase ou bombée ?
On comprend donc mal pourquoi les sociologues n’ont pas encore étudié ce phénomène de civilisation et n’ont pas dressé une typologie de l’homme en cuisine (le retraité allant acheter son maquereau frais au marché, le bobo commandant des kits de cuisine chez Nature et Découverte, etc.), alors que se pressent sous nos yeux tant d’exemples de « reconversion », comme celui de tel médecin, banquier, avocat ou informaticien « en quête de sens » abandonnant du jour au lendemain son statut social et son confort financier pour devenir boulanger, cuisinier ou fromager.
Né en 1959, le cuisinier autodidacte Bruno Verjus était chef d’entreprise et homme de radio avant d’ouvrir son restaurant Table, près du marché d’Aligre à Paris. « Le soir, je rentrais chez moi pour nourrir mes enfants, car ma femme ne voulait pas entendre parler de cuisine. Puis je repartais travailler… Je me suis aperçu que ce rituel avait beaucoup marqué mes enfants, surtout mon fils aîné qui, a vingt ans, s’est aussi pris de passion pour la cuisine… J’ai alors compris que nourrir, c’est créer un lien puissant avec les autres. »
Fatigué par la compétition, l’homme européen a donc trouvé refuge devant ses fourneaux. Ce faisant, il a pris le pouvoir et délimité son nouveau territoire : « Chérie, combien de fois t’ai-je dit et répété que les épices, je les range ici ? » Célibataire, il a même compris quelle arme redoutable l’art de cuisiner pouvait constituer pour séduire les femmes : « Dis, tu ne feras ce homard au lard paysan, à la crème et au sauternes à aucune autre femme que moi ? » s’entend-il dire avec délice, pendant que la belle caresse son torse velu.
Dans trente ans, les grands chefs ne parleront plus de leur grand-mère, mais diront : « C’est mon père qui m’a appris à faire le risotto aux truffes, c’est avec lui que j’allais au marché du boulevard Richard-Lenoir le dimanche, pendant que maman était en “conf call” avec ses collègues de New York. »