Pourquoi faut-il (re)lire l’œuvre enchanteresse du critique et écrivain François Bott, disparu le 22 septembre dernier ?
Nous étions au printemps, il y a sept ans, peut-être. La famille au grand complet de Service Littéraire s’était réunie sous l’invitation du condottiere François Cérésa dans un restaurant du VIIème arrondissement, derrière la basilique Sainte-Clotilde. L’ombre de Druon veillait sur cette assemblée disparate et indisciplinée. François tentait de mener à l’épée ses chroniqueurs insoumis, avec la faconde du playboy poulbot et cet air canaille dont il ne se départait jamais. Le verbe haut et la camaraderie à la boutonnière. C’est l’image que je me fais d’un écrivain racé et rieur qui se moque des affèteries progressistes. Les dernières traces de l’esprit français avaient trouvé refuge dans la rue même où mourut la Comtesse de Ségur en 1874. Les tables se formèrent dans le chahut et l’allégresse. Tout le monde respectait la règle tacite, ne pas parler littérature sous peine d’exclusion. Quelle atroce faute de goût de raconter les misères de l’écriture et les affres de la création en s’empiffrant de charcuterie, d’égrener le nom d’écrivains célèbres pour parader ou de s’inventer des parentèles imaginaires pour exister socialement. Nous n’étions pas à l’école, ni à la Maison de la Radio. Un examen ne clôturait pas la soirée. Cette manie des bons et mauvais points est la cause principale de notre déclassement culturel. Nous savions nous tenir. La lecture est une occupation trop intime pour l’exposer en pâture, pour la déflorer à la hussarde, pour s’en servir de strapontin mondain. La conversation filait sur des sujets autrement plus capitaux, le championnat de France de fromage de tête venait d’annoncer son podium, Arnaud Guillon hésitait entre acquérir, avant l’été, un cabriolet Peugeot 504 et un Duetto coda longa, ce qui le plongeait dans un abîme de perplexité ; tout le monde s’accordait sur l’essentiel, la cupidité des éditeurs, la laideur des périphéries, la police des opinions et regrettait les standards de la chanson italienne.
Adriano Celentano fut cité à plusieurs reprises au cours du repas, avec une forme d’émotion adolescente et d’érotisme perlant. Tout le monde ne pensait plus à écrire un chef d’œuvre nobelisé mais à enfourcher une Vespa et à visiter les plages de Rimini sous un soleil cajoleur à la recherche d’un amour fugace. Le hasard du placement tient du mystère et un peu de la mystique gastronomique. Certains soirs, des tablées impromptues scellent des amitiés merveilleuses et éphémères qui, longtemps après, propagent le venin de la mélancolie. En face de moi, Roland Jaccard taquinait le juge Lambert sur des questions de procédure ; à ma droite, Gérald Sibleyras, dramaturge vedette et Sylvie Perez, fine plume évoquaient le crachin londonien ; tout le monde se marrait ; tout le monde était heureux de trinquer ensemble.
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Et puis, en bout de table, l’homme à la pipe était là, calme et précis, l’allure d’un officier de marine, des manières de seigneur bourguignon, jamais un mot de trop, l’élégance n’aime pas les éclats de voix, à l’image de ses critiques limpides et fluides, secouées par cette onde nostalgique dont nous recherchons la vague comme les surfeurs attentifs de la Côte basque, il imposait sa stature de commandeur des lettres, sans bomber le torse, sans capter l’auditoire par des références surnuméraires, sans lever le doigt comme un bon élève. Nous savions qui il était, nous l’avions tous lu, ça suffisait à notre bonheur.
A côté d’un Renaud Matignon au tempérament plus éruptif, François Bott fut un prescripteur léger quand l’école avait déjà failli à notre éducation littéraire. Ces deux-là chassaient les camarillas et les fausses valeurs, ils n’écrivaient pas à l’encre plombée. Ils élevaient notre niveau de lecture, nous apprenaient à repérer les dissidents et à affermir notre goût, à exiger des écrivains un style et un élan salvateur. « Né en 1935, François Bott avait dirigé les pages littéraires de L’Express, puis Le Monde des livres après avoir fondé Le Magazine littéraire», comme l’indiquait la notice biographique sur la couverture de ses livres republiés dans la collection la petite vermillon. En souvenir de ce dîner où nous n’avions échangé que quelques réflexions anodines, j’ai relu, hier soir, ses croquis littéraires réunis dans Il nous est arrivé d’être jeunes. De courts textes véloces qui accélèrent d’Aragon à Roger Vailland en passant par Vialatte ou Louis Nucéra où l’art du critique se fait didactique sans être pesant, instructif sans être alarmiste, respectueux sans être dupe. J’ai pris une leçon d’écriture par la concision du propos et le sens de la formule flibustière. Bott balance, canonne, bombarde sans les effets habituels. D’une combinaison inusitée, il croque un écrivain en une seule phrase et capture l’essence même d’une plume. De Cioran, il écrit qu’« il aimait le vélo et les marquises des Lumières ». C’est admirable et perspicace. De Morand, il confesse que « la géographie était sa religion ». De René de Obaldia, farceur disparu en début d’année 2022, il le décrit comme un « humoriste noir et rose, le néant le met de bonne humeur ». Il place très haut Charles Trenet dans son panthéon personnel et se félicite de la reparution des romans de Jean Freustié. Et il s’interroge, à propos d’Aragon, sur le style : «Ne serait-il que l’art de se faire pardonner diverses vilenies, par exemple, cette façon d’ignorer, de couvrir, sinon de légitimer le goulag et la dictature stalinienne ?» Aujourd’hui, il semble que ce soit l’absence de style qui légitime les pires âneries et renoncements.
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