Un deuil national a été observé hier dimanche, au surlendemain de l’attentat revendiqué par l’Etat islamique qui a fait au moins 137 morts dans une salle de concert de la banlieue de Moscou. Vladimir Poutine a allumé un cierge dans la chapelle de sa résidence de Nono-Ogarevo à cette occasion. Samedi, il s’est exprimé sans mentionner la revendication de l’organisation Etat islamique, et le régime travaille depuis à faire porter des responsabilités sur… l’Ukraine – pour y motiver une augmentation de ses frappes.
Vendredi 22 mars au soir, Moscou connaissait l’un des attentats les plus sanglants de son histoire. A l’heure où ces lignes sont écrites, le bilan humain s’est considérablement alourdi. On décompte ainsi au moins 137 personnes assassinées et 114 blessées causés par cette attaque armée qui a été suivie de l’incendie du Crocus City Hall, salle de concert de la proche banlieue moscovite située à Krasnogork. Le Kremlin a annoncé l’arrestation de quatre des onze terroristes présumés impliqués lors de cette équipée sauvage et meurtrière.
Un attentat revendiqué par l’Etat islamique
Revendiqué par l’Etat islamique, l’attentat de Moscou rappellera à tous les Français les images traumatiques du 13 novembre 2015 au Bataclan. Dès le lendemain, le groupe Etat islamique publiait un communiqué décrivant l’opération : « Elle a été menée par quatre combattants du Califat armés de mitrailleuses, d’un pistolet, de couteaux et de bombes incendiaires ». Les djihadistes ont aussi précisé que l’attentat s’inscrivait dans le contexte plus large de « la guerre faisant rage » entre eux et tous « les pays combattant l’islam ». Visé par les spécialistes comme Wassim Nasr, le groupe Etat islamique au Khorasan est la piste privilégiée par les experts. Il ne s’agit pas d’un groupe mineur puisque l’EI-Khorasan d’origine afghane s’est fait connaître par une importante activité terroriste ces dernières années.
Issu d’une scission au sein des talibans pakistanais, le groupe djihadiste dont le nom fait référence à l’Afghanistan médiéval, qui comprenait alors des pans du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan d’où viennent les quatre premiers terroristes interpellés, sont particulièrement violents et suivis par les services de renseignement américains depuis déjà plusieurs années. En août 2021, ils ont notamment commis un attentat à l’aéroport international de Kaboul qui a entraîné la mort de 13 soldats américains et 170 civils. Ils ont aussi été à l’origine de l’attentat de Kerman en Iran, causant 84 victimes lors d’un évènement commémorant le souvenir du général Qassem Soleimani.
Plus significatif encore, ils ont attaqué l’ambassade russe de Kaboul lors d’un attentat suicide en septembre 2022. En guerre contre le régime des Talibans en Afghanistan, le groupe Khorasan reproche notamment à la Russie de s’être rapprochée de son principal antagoniste. Les Talibans ont tué l’un des chefs du groupe en avril 2023, et l’ont de ce fait empêché de s’emparer de territoires au sein de cet Etat d’Asie mineure perpétuellement déstabilisés par les conflits tribaux et les factions islamistes. Il n’y a pas à chercher beaucoup plus loin la motivation de Khorasan, groupe qui ne recule devant rien et d’un fanatisme tel qu’il effraie donc même les Talibans.
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Les Etats-Unis avaient d’ailleurs alerté le Kremlin de l’imminence d’une attaque il y a tout juste quinze jours. Ce partage de renseignements a semble-t-il été balayé d’un revers de la main par Vladimir Poutine lui-même, comme en témoigne un enregistrement où le président russe explique qu’il ne se laissera pas intimider par « le chantage de la peur des Occidentaux visant à déstabiliser la société ». Une vidéo depuis effacée du site officiel du Kremlin ! Il aurait pourtant dû prendre en compte ces bienveillants conseils au vu de la catastrophe du 22 mars… Mais il faut croire que Vladimir Poutine semble ne pas vouloir ouvrir la boite de Pandore de la Fédération de Russie, où vivent entre 15 et 20% de musulmans de diverses obédiences, parfois particulièrement guerriers comme les Ingouches, les Daghestanais ou encore les Tchétchènes dont l’actuel calme apparent ne peut masquer les rancœurs tenaces encore présentes dans une partie non négligeable de la population. Quant aux Tadjiks, à l’œuvre lors de l’attentat du Crocus City Hall, ils sont tout de même plus de 500 000 à Moscou et indispensables pour occuper les petits métiers de service. A Moscou comme chez nous, Vladimir Poutine devra aussi composer avec le « pas d’amalgame » d’un Empire qui peut basculer d’un moment à l’autre dans la guerre civile, où la citoyenneté russe ne se confond pas avec la nationalité. Il est aussi à noter que la garde personnelle du premier Calife de l’Etat islamique Al-Baghdadi était constituée de Tadjiks.
Autre élément troublant, le Kremlin a désigné l’un des Tadjiks interpellés comme ayant combattu en Ukraine. Il s’agit d’une désinformation puisqu’ils ont sciemment montré une photo de Abdel Hakim al-Chichani, ancien émir d’Ajnad al-Kavkaz en Syrie, un Tchétchène dissident qui a effectivement servi à Bakhmout mais qui n’a jamais appartenu ni à Al-Qaeda ni à l’Etat islamique, et n’a par ailleurs rien à voir avec l’attentat du Crocus City Hall.
Quand le régime russe se défausse et alimente le complotisme mondial
Pour comprendre les positions du Kremlin, il faut parfois regarder ce que disent ses zélateurs occidentaux sur les réseaux sociaux. Confus et troublés par la situation, nombre d’entre eux ont immédiatement accusé les Ukrainiens, la CIA ou encore Israël d’être derrière les attentats.
Une personnalité comme Aymeric Chauprade a manifesté son soutien légitime au peuple russe endeuillé tout en ajoutant, grandiloquent et plein d’emphase : « Des forces profondes et maléfiques, venues de l’Ouest, ont entrepris depuis 2014 au moins de précipiter le monde dans la guerre mondiale. Rien ne les arrêtera pour semer la haine entre les peuples et à l’intérieur des peuples. » Un sous-entendu ne faisant pas mystère de son sentiment profond : l’attentat djihadiste couvrirait selon lui une opération plus obscure, issue des esprits dérangés des Occidentaux… Dans le même goût, Youssef Hindi écrivait le soir même que « Daech frappe systématiquement les ennemis des Etats-Unis et d’Israël. C’est pas du complotisme, c’est la théorie de la coïncidence. »
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Des propos qui trouvent un écho aux Etats-Unis, avec un compte Twitter très influent et dont le compteur s’affole depuis qu’il a adopté des positions propalestiniennes lors du conflit entre Israël et le Hamas, celui de Jackson Hinckle. Ce trouble personnage, reçu récemment au Kremlin par Sergeï Lavrov, voyait lui aussi la main de la CIA dans l’attaque. Du côté des officiels russes, il ne semble pas y avoir urgence à lutter contre les djihadistes, mais bien à instrumentaliser l’attentat pour justifier de nouveaux bombardements contre les civils ukrainiens. Bricolant à la va-vite un lien avec le « régime kievin » honni, Vladimir Poutine a ainsi affirmé que les terroristes se dirigeaient vers la frontière la plus gardée du monde dans l’espoir de rejoindre leurs complices « nazis ». Un amusant et paradoxal aveu de faiblesse destiné tant à cacher la réalité de la menace islamiste pesant sur la Russie qu’à opportunément saisir un nouveau prétexte pour blâmer l’ennemi héréditaire et démonisé.
La réalité est aussi que les services de renseignements et les forces de l’ordre russes ont failli au Crocus City Hall. Les terroristes ont pu massacrer des innocents plusieurs heures durant au vu et au su des caméras, sans masques, et repartir au volant de la voiture à bord de laquelle ils s’étaient rendus sur les lieux en empruntant une autoroute ultra surveillée. Arrêtés dans la région de Bryansk, ils sont ensuite passés aux aveux express après avoir été vraisemblablement torturés, l’un d’entre eux ayant été forcé à manger l’une de ses oreilles coupées sous l’œil des caméras, admettant finalement avoir fomenté une opération suicide dans l’optique de gagner l’équivalent en roubles de 11 000 euros… Ca ne tient pas. Sur place, la police n’a pas tiré un coup de feu. La vérité est que la police russe a été débordée et était insuffisamment préparée à une telle attaque. Le Kremlin, à commencer par le vice-président Medvedev qui a accusé l’Ukraine de complicité, ne veut pas assumer ses responsabilités et tente de profiter du brouillard informationnel habituel que ses mensonges permanents amènent. Comme l’a très justement déclaré François Hollande : « Certains suspects parmi les personnes interpellées avoueront, sans doute sous la torture, qu’ils voulaient fuir en Ukraine et nieront leurs liens avec Daech. Car Poutine voudra mettre cette atrocité au service de sa guerre contre l’Ukraine. » Il n’est qu’à voir l’acharnement mis par les terroristes pour être bien certains que leurs actes cruels leur soient attribués à eux et rien qu’à eux, notamment avec la diffusion d’une vidéo en caméra embarquée d’une extrême brutalité.
La Russie ayant fait du faux un moment du vrai, il est malheureusement à craindre que ses contre-vérités ne soient crues par beaucoup. Elle alimente aussi légitimement la suspicion de ses adversaires, qui faisant référence à des évènements passés comme l’empoisonnement de Timochenko ou les attentats possiblement sous faux drapeaux tchétchène de la fin des années 90, les pensent capables d’avoir provoqué un attentat. Pourtant, il semblerait bien que cette cellule de l’Etat islamique ait la Russie dans son viseur depuis longtemps. Ça ne fait pas les affaires de Vladimir Poutine, pas plus que celle de son peuple ou les nôtres, mais c’est ainsi.
Reste que la lecture partielle et partiale de certains commentateurs qui se sont empressés de dire que le véritable ennemi n’était pas la Russie mais l’islamisme est toute aussi fausse.
Les deux entités sont aussi dangereuses l’une que l’autre. Les atermoiements russes et le flou entretenu autour de ce cas tragique permettent d’ailleurs de mesurer l’irresponsabilité de ce régime.