Pour une critique contemporaine


Pour une critique contemporaine

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Rappelez-vous, c’était dans les années 1990. « L’extrême droite attaque l’art contemporain », annonçait Art Press en lettres rouges sur fond noir.  Une fois de plus, le fascisme était à nos portes. Et en prime, il ne venait pas des défenseurs de la tradition, mais d’avant-gardistes repentis comme Jean Clair et Jean Baudrillard. Celui-ci dénonçait la « conjuration des imbéciles », tandis que celui-là déplorait la disparition d’un art que l’on aurait pu qualifier de « français », s’attirant les foudres de Philippe Dagen, critique au Monde. Muray ironisait sur les installations plantées au milieu des champs, Marc Fumaroli, Jean-Philippe Domecq et quelques autres collaboraient à un numéro sur l’art contemporain de la revue Krisis, dirigée par Alain de Benoist. Même Michel Houellebecq, quinze ans avant La Carte et le Territoire, était monté au créneau.[access capability= »lire_inedits »]

Face à une telle menace, c’est le ministère de la Culture qui mena la contre-offensive. Pour déjouer la fronde, il organisa un grand colloque, en mai 1997, à l’École des beaux-arts de Paris. L’affluence y fut considérable. Le délégué aux arts plastiques intervint longuement, contrairement à la tradition républicaine en période électorale (les élections législatives approchaient). Son message était simple : critiquer l’art contemporain, c’était faire le jeu du Front national. Plusieurs milliers de personnes étaient là. Des pour, des contre. Il y eut un chahut gigantesque. C’était une bataille d’Hernani à plusieurs milliers de personnes. L’événement a laissé un souvenir considérable à tous ceux qui s’intéressent à ces questions. Depuis cette date, les pouvoirs publics n’ont guère changé de politique, mais ils n’organisent plus de débats de ce genre. Cependant, comme l’observe la sociologue Nathalie Heinich, « loin de se calmer, l’opposition à l’art contemporain – au moins en France – semble s’intensifier tout en se diversifiant ».

Un abus de langage pourrait faire croire que l’expression « art contemporain » englobe les productions de notre époque dans leur ensemble. Il n’en est rien. Elle désigne seulement une certaine conception, un genre parmi d’autres. S’il y a, en effet, une chose sur laquelle tout le monde est d’accord, c’est bien que l’art contemporain ne représente qu’une partie de la création actuelle. Pour les uns, l’expression employée positivement sert à distinguer une élite de la masse des attardés. Pour les autres, au contraire, ces mots évoquent des formes artistiques dominantes, mais contestables. On parle alors parfois, familièrement, d’« AC » ou d’« art con ». L’art dit « contemporain » paraît attaché à certaines valeurs, comme les postures « subversives » ou « l’expérience des limites », et à de grands ancêtres comme Marcel Duchamp. En pratique, je dirais qu’il privilégie les productions intellectualisées destinées à des institutions (installations, interventions, conceptuel…). Inversement, il rejette la peinture, au moins dans ses apparences traditionnelles. Il a ses adeptes indéfectibles. Il a aussi des détracteurs déterminés.

On devrait pouvoir se réjouir que tous les ingrédients pour des débats passionnants soient réunis. Après tout, en politique, la diversité des points de vue donne corps à la démocratie. Dans le domaine artistique, les échanges sont rares et peuvent être violents. La contestation est souvent perçue comme un outrage. Ce n’est pas seulement que la communauté artistique a le verbe haut. Il y a des raisons de « structure mentale », pourrait-on dire. Héritiers présumés des avant-gardes, les tenants de l’art contemporain ne pensent pas constituer une sensibilité parmi d’autres, mais incarner avant tout le monde une étape de l’histoire. Dans ces conditions, pourquoi discuteraient-ils ? Les récalcitrants leur paraissent tout simplement en retard, destinés à changer d’avis ou à disparaître. Le jugement esthétique, qui a vocation à être pluraliste et ouvert, est ainsi remplacé par une certitude d’ordre chronologique. Le dialogue entre tenants et opposants de l’art contemporain n’a donc pas lieu. Cela n’a pas empêché la réflexion critique de s’étoffer et de se diversifier.

Un des apports majeurs est celui de la sociologie de l’art. En France, après Raymonde Moulin, il repose sur des personnalités comme Alain Quemin et Natalie Heinich. Ce sont des scientifiques qui veulent observer et comprendre, plutôt que prendre parti. Pourtant, leurs descriptions neutres sont souvent plus accablantes qu’une critique en bonne et due forme.

À les lire, on comprend que le monde de l’art contemporain se caractérise par un nombre et une variété sans précédent d’acteurs autres que les artistes. Ce sont ces médiateurs, intermédiaires et autres « curateurs » qui, principalement, s’activent, commentent, théorisent, organisent, créent les événements, prescrivent, administrent et spéculent. Ce sont eux qui construisent les réputations, bâtissent les cotes et, en fin de compte, créent l’essentiel de la valeur. À tel point qu’avec Yves Michaud, on pourrait être tenté de conclure que « les commissaires se sont substitués aux artistes pour définir l’art ». On est même parfois effleuré par le sentiment étrange que cet univers pourrait très bien fonctionner sans apports véritables des artistes ou si peu.

La deuxième observation qui revient sans arrêt dans leurs travaux est l’importance des stratégies de différenciation. À tous niveaux, créateurs, intermédiaires et collectionneurs semblent avoir en tête quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que Bourdieu nommait la « distinction ». Les « plasticiens » pratiquent, en effet, souvent une esthétique de la provocation et des limites qui met en scène ce qui les différencie des gens ordinaires. On ne compte plus les fois où l’on a fait sortir du bois, à peu de frais, des « intégristes catholiques » ou des « extrémistes traditionalistes ». Citons également l’exemple typique de cet artiste (Cattelan) qui, une nuit à Milan, a choisi un arbre pour y pendre, façon suicide collectif, des imitations d’enfants, d’ailleurs très bien faites. Au matin, les riverains sortant de chez eux ont été glacés d’effroi, mais on leur a expliqué en substance qu’ils étaient des blaireaux et qu’il s’agissait d’art contemporain. Les collectionneurs, eux aussi, semblent friands de ce qui les différencie du commun des mortels. Ils apprécient ce que Nathalie Heinich appelle « être dans une logique de l’initiation par l’appartenance ». On dirait qu’ils trouvent leur plaisir à disposer du « mode d’emploi qui manque au visiteur lambda ». Ces happy few aiment, par exemple, se moquer cruellement du sculpteur « qui sculpte encore lui-même » ou de l’amateur resté « au premier degré ». La sociologue place d’ailleurs en tête de son dernier ouvrage (Le Paradigme de l’art contemporain) un récit sidérant de l’attribution du fameux prix Marcel-Duchamp. On y découvre une sorte de comédie-ballet où le rôle de M. Jourdain est joué par des bobos de notre temps et celui du Grand Mamamouchi par d’improbables intellos.

Un autre angle de réflexion sur l’art contemporain est celui qui met l’accent sur la tyrannie de la nouveauté et sur ses effets pervers. Ce dont il est question, ce n’est pas tant la novation véritable que la fascination systématique pour la nouveauté, fût-elle factice. Ça s’appelle, paraît-il, la « néophilie ». Cette tendance est observable dans de nombreux domaines, mais elle a probablement une acuité particulière dans le marché de l’art. Luc Ferry, dans son récent essai L’Innovation destructrice, mène des analyses qui vont dans ce sens. Pour lui, le principe de « destruction créatrice » observé par Joseph Schumpeter (1883-1950) s’est étendu de l’économie à la culture. L’art contemporain, avec sa noria de pseudo-innovations, symbolise « jusqu’au grotesque » cette logique.  Il s’agit d’un art « capitaliste jusqu’au bout des ongles ». Ce point de vue est voisin de certaines approches de gauche comme, par exemple, celles de la petite revue Ecritique qui voit dans l’art contemporain une sorte de capitalisme surjoué. La question de la nouveauté est donc un axe critique majeur.

Comme dans les grands magasins où les devantures sont refaites régulièrement, on doit sans arrêt présenter des produits comportant un minimum de nouveauté pour maintenir l’attention. Le consommateur en est friand, comme il aime trouver des applications nouvelles sur son smartphone et des appareils dernier cri dans sa salle de sport. Pour le consommateur comme pour l’entrepreneur, la nouveauté est devenue une valeur, une culture, un réflexe. Rien d’étonnant, donc, à ce que les collectionneurs aient un tropisme vers les nouveautés réelles ou supposées. Dans le marché des biens ordinaires, les produits sont cependant assez vite rattrapés par le principe de réalité. Le camembert en tube, s’il peut séduire de prime abord, perd vite de sa magie. Dans le monde de l’art contemporain, le principe de réalité a moins de prise. Il s’agit de biens dont on n’attend aucune utilité directe. De plus, ils bénéficient souvent de cautions institutionnelles. Tout se passe comme si la néophilie y fonctionnait en roue libre. Cela favorise une fuite en avant vers des nouveautés d’apparence et, en fin de compte, vers une superficialité généralisée.

L’intérêt de cette critique est qu’elle ratisse large. Elle concerne non seulement les nouveautés académiques portant sur des avancées conceptuelles, mais aussi, et surtout, les nouveautés ludiques visant un effet de distraction. Si les premières concernent le cœur doctrinal de l’art contemporain, les secondes constituent sa périphérie commerciale et touristique. Elles inspirent des expositions conçues comme des animations. On y met en place des parcours agrémentés de gadgets et d’imprévus. Il peut y avoir des déchaînements de couleurs vives, des objets de taille étonnante, une prolifération de choses incongrues, des techniques et des matériaux qui suscitent la curiosité. On dit : « Tiens ! C’est chouette ! », « C’est dingue ! », « C’est marrant ! » Parfois, il y a aussi des trucs horribles. On sursaute, on rit. Tout ceci est distrayant, à condition, bien sûr, que ça ne dure pas trop longtemps. Il faut bien dire que c’est souvent la seule façon pour un commissaire d’exposition de bénéficier d’un public abondant.

Le cœur de l’opposition à l’art contemporain est évidemment constitué par des réseaux d’artistes et de sympathisants réfractaires. Ils partagent une exaspération teintée de ressentiment à l’encontre de ce qu’ils perçoivent comme un art officiel. Leurs options artistiques sont très variées. On relève cependant un intérêt récurrent pour l’art brut et pour l’art moderne. Le premier, par son côté populaire et spontané, est apparu comme un véritable antidote aux orientations institutionnelles. C’est une pratique qui, depuis des décennies, relève principalement d’autodidactes. Parfois, il s’agit de marginaux ou de malades mentaux. Il en résulte un foisonnement d’expériences insensibles aux injonctions extérieures. De même, beaucoup de « réfractaires » formés dans les derniers feux de la modernité sont fidèles à l’idéal de l’art moderne. Ils perçoivent l’art contemporain comme une récupération ou une trahison. Je ne suis pas sûr que les références à l’art moderne ou à l’art brut soient très porteuses d’avenir, mais, indiscutablement, elles ont utilement servi d’appui pour penser autrement.

Je me limiterai à évoquer trois personnalités qui ont émergé sur ce front. Pierre Souchaud, tout d’abord, est sans doute la figure emblématique la plus ancienne et la plus respectée. Créateur, en 1981, du magazine Artension, il est toujours associé à sa rédaction. Ce bimestriel, ouvert à des familles artistiques très variées, se singularise par sa liberté de ton vis-à-vis des institutions culturelles. Il a le rôle d’un journal d’opposition dans un pays où il n’y aurait pas d’alternance. Christine Sourgins, historienne et polémiste, brille notamment sur son blog, avec son « Grain de sel du mardi ». Avec une précision d’entomologiste, elle y recense, non sans humour, les facéties de l’art officiel. Enfin, Laurent Danchin, normalien atypique et spécialiste de l’art brut, critique l’art contemporain dans son mimétisme avec l’Université. Selon lui, les réflexes scientifiques et les modes de reconnaissance universitaires ont été sottement décalqués sur le monde de l’art.

Il faudrait aussi parler des étudiants des écoles d’art qui se sont insurgés. J’ai en tête, en particulier, une importante contestation intervenue à Avignon en 2012. Margaux Berry, une brillante étudiante du collectif, y dénonçait la « disparition de la pratique pour laisser place à l’omniprésence du baratin » et revendiquait « simplement la possibilité d’apprendre à l’école et d’en avoir une ».

Jusqu’à présent, les réfractaires n’ont guère eu accès à l’audiovisuel. Cependant, les philosophes connus du grand public et familiers des plateaux ont commencé à prendre parti sur la question de l’art contemporain. Certains, plutôt en défense, comme Bernard-Henri Lévy. D’autres, plus nombreux, avec un angle résolument critique. On peut citer, par exemple, André Comte-Sponville. Mais ces intellectuels butent manifestement sur une difficulté. Bien souvent, l’alternative se réduit à un mélange peu convaincant de modernité recuite et d’art brut ressassé. Ce qui limite la critique, pour le moment, ressemble donc beaucoup à une absence de challengers identifiés. Encore qu’il faudrait plutôt parler de manque de visibilité, car il y a probablement, à l’heure actuelle, des artistes et même des mouvements d’avenir qui se développent. Personnellement, je crois beaucoup à ce que j’appellerais la peinture très figurative, avec des peintres comme Lars Elling, Justin Mortimer, Mikael Booremans, Julien Spianti, Jarmo Mäkilä ou Adrian Ghenie. Mais c’est encore affaire d’hypothèse.

Justement, ce qu’il y a d’enthousiasmant dans la période actuelle, c’est peut-être qu’elle se prête aux hypothèses.[/access]

*Photo: Médiation culturelle, huile sur toile, Pierre Lamalattie (collection particulière)

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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