Causeur : La part des subventions dans les revenus agricoles n’a cessé d’augmenter depuis 1991, passant de 18% à 97% en 2005. Ce, malgré une production multipliée par deux depuis les années 1960 alors que les prix, eux, ont été divisés par deux. .. L’Etat français doit-il lui aussi soutenir financièrement plus avant le monde agricole ?
Philippe Collin : Il faut se méfier des chiffres. Antérieurement, les « soutiens » — terme que je préfère à celui de « subventions » — n’étaient pas donnés aux paysans mais aux transformateurs et n’apparaissaient donc pas dans les aides directes aux paysans. A la fin des années 70-80, existait ainsi un mécanisme d’aide aux exportations. On donnait par exemple comme aide aux exportateurs, pour envoyer du blé à destination de l’ex-URSS, l’équivalent de ce que l’on donnait aux producteurs pour rémunérer leur travail.
Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est en fait définir un projet européen qui se fixe pour objectif de maintenir des paysans en état de vie et pas seulement en état de survie. L’enjeu est de redéfinir les conditions dans lesquelles on organise la compétition en faisant concourir de manière égalitaire un cheval de course, une formule 1 et un coureur avec un boulet au pied — ce qui est le constat que l’on peut faire de la concurrence d’aujourd’hui. Car il existe des fermes de 1 000, 2 000, 3 000 vaches en Europe qui coexistent avec des paysans qui ont 40 à 50 vaches — c’est la moyenne française.
Il faut donc rompre avec une logique de compétition alors même que l’Europe est appelée « Union ». Peut-on faire une « union » en organisant une compétition et l’extermination de son prochain, en voulant toujours être meilleur que lui ? Assurément non. Si cette Europe n’est pas capable de redéfinir son projet, elle risque donc d’exploser et de conduire à la renationalisation des politiques agricoles. Ce qui est un peu en marche et n’est pas, à terme, une solution très salutaire pour la France qui est un exportateur net de produits agricoles à la différence de la quasi-totalité des autres pays de l’UE. Le Front national devrait d’ailleurs y réfléchir à deux fois avant de proposer la nationalisation de la politique agricole.
Plusieurs modèles d’exploitations agricoles existent : de très petites exploitations (30% en 2000) et de très grandes (30%) qui tendent à se développer au détriment des exploitations de taille moyenne. Au vu de ce constat peut-on envisager une politique publique unique à la crise agricole ?
En effet, il faut cesser de penser que l’on peut avoir une seule politique agricole alors qu’il existe plusieurs agricultures. La supercherie tient à considérer que ces agricultures sont équivalentes. D’abord parce que les soutiens financiers ne sont pas distribués en fonction du nombre de personnes qui y travaillent, mais uniquement en fonction de la taille des exploitations – ils sont même proportionnels. Ensuite, parce que les lieux dans lesquels se pratiquent ces agricultures ne sont pas les mêmes non plus. Il faut admettre la nécessité de politiques agricoles différenciées centrées autour d’un objectif social, et non pas uniquement un objectif de conquête des marchés internationaux au sein desquels ni la France, ni l’Europe ne sont bien placées pour être les meilleures.
Qu’en est-il des différents plans de soutien annoncés par le gouvernement ? Les allègements de charges promis ont-ils portés leurs fruits ?
L’Etat ne peut pas dans des contextes budgétaires contraignants, mettre énormément d’argent sur la table vu l’ampleur de la crise. Il est question du lait, mais on évoquera probablement dans les années qui viennent le secteur céréalier. Dès lors, les mesures de soutiens ponctuelles permettent de traverser les périodes difficiles mais elles ne sont pas de nature à assurer un revenu réel. Les plus fragiles souffriront probablement beaucoup. Il faut ajouter qu’il y a un cadre communautaire extrêmement rigide qui s’applique aux Etats, au nom de la loi sur la concurrence, qui leur interdit de prendre des mesures considérées par l’Union européenne comme anti-concurrentielles. Par l’exemple, il est interdit aux Etats de donner plus de 15 000 euros de soutien direct à un agriculteur.
Comment pourrions-nous lutter efficacement contre la concurrence intra-européenne, notamment celle de l’Allemagne qui fait appel à une main d’œuvre à bas coût venue des pays de l’Est ?
Il faut remettre une dose ponctuelle de soutien direct au niveau communautaire. Certes, les montants distribués en valeur absolue sont déjà très importants. Mais la question tend à interroger le modèle de société dont nous voulons. Nous avons une alimentation relativement abordable avec des produits de qualité. Voulons-nous remettre cela en cause et sacrifier autonomie et sécurité alimentaire ? C’est une question éminemment politique. Je considère pour ma part que l’Europe devrait prendre des mesures adaptées, grâce à des fonds communautaires, pour permettre aux paysans de dépasser la crise agricole actuelle. Dans un second temps, la PAC devrait être remise à plat. Validée récemment, elle est déjà inadaptée car adoptée dans un contexte international moins complexe qu’il ne l’est aujourd’hui. La surproduction est désormais mondiale, car la consommation a évolué et s’est contractée. Il y a trop de lait, trop de céréales. Les pays exportateurs de pétrole ont des revenus en baisse et les pays importateurs de produits agricoles tentent de devenir autonomes. Récemment, la Chine a incité le développement de sa production laitière pour ne pas dépendre d’un marché international fluctuant. La Russie, elle, va profiter de l’embargo pour redémarrer sa production laitière. A cause des sanctions économiques contre la Russie, on ne retrouvera jamais le potentiel d’exportation que l’on avait vers ce pays.
N’existe-t-il pas une forme d’absurdité à ce que le monde agricole se soit offert majoritairement à la FNSEA alors même que son président, Xavier Beulin, incarne à travers l’entreprise qu’il préside, Avril, cette industrie agro-alimentaire qui participe activement à la mort de la paysannerie traditionnelle ? Est-il vraiment contesté par sa base, comme on nous le dit ?
Xavier Beulin est contesté de façon de plus en plus visible. On a beaucoup évoqué les sifflets réservés à François Hollande lors de sa visite au Salon de l’Agriculture, mais il y en a certains qui étaient destinés au patron de la FNSEA. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que la FNSEA, au travers de ses multiples tentacules, a sous sa coupe une grande partie des institutions et des outils économiques du monde agricole par le biais des coopératives, des Chambres de l’agriculture, des centres de gestion et autres organismes assimilés, qui assurent des missions de conseil et des services.
Pourquoi, après tout, maintenir une agriculture en France ? Au-delà du simple aspect productif, quel rôle social joue l’agriculteur au sein des campagnes ?
Les Anglais ont considéré au XIXème siècle que plutôt de maintenir une agriculture coûteuse avec des prix élevés, il valait mieux avoir une politique coloniale qui assure la sécurité alimentaire. Ce modèle est très fragile et nécessite une domination militaire…
Si l’on maintient l’agriculture en France, c’est pour assurer une alimentation à l’ensemble de nos concitoyens. Ce n’est pas un objectif si marginal que ça ! La France suffit très largement à ses besoins, mais assure également l’approvisionnement du Benelux. Notre pays est le premier exportateur européen et le premier producteur en volume.
Mais une chose apparaît essentielle aujourd’hui : il faut casser cette spirale infernale de la baisse du coût de l’alimentation. Depuis plusieurs décennies déjà, le coût de l’alimentation baisse, mais est-il pertinent par exemple d’assurer dans le même temps le développement des rentes des propriétaires immobiliers ? Cela génère un coût d’accès au logement qui est considérable et des aides qui, elles, sont peu contestées, alors que le prix de l’alimentation l’est sans cesse.
Au sein des campagnes, l’agriculteur n’a pas toujours un rôle social important. Il y a plusieurs catégories de paysans. Ceux qui participent au marché européen avec une production de masse et pour lesquels le voisin rural est avant tout un problème, et ceux pour lesquels ce voisin et non seulement un atout, mais un auxiliaire : il achète les produits des agriculteurs, visite leur ferme et la fait découvrir à ses enfants. On a en fait deux types d’agriculture. Dans ce contexte, la vente directe a tendance à se développer. Pourquoi d’ailleurs devrait-on nourrir les 12 millions de Franciliens avec un maraîchage venu du sud de l’Espagne ? Au XIXème siècle, la région parisienne était couverte de productions maraîchères et fruitières, qui ont totalement disparues aujourd’hui.
La reconnaissance du rôle social des agriculteurs est encore trop peu prise en compte dans l’acte d’achat. L’élévation des normes et l’amélioration de la qualité sont tout de même désormais porteuses d’espoir. Les poulets de Loué, garantis sans OGM, se vendent aujourd’hui beaucoup mieux que les poulets de Bretagne par exemple. Il faut véritablement redonner un sens au vivre-ensemble au travers d’identifiants tels que la qualité, la sécurité alimentaire et la proximité.
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