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Crever? Plutôt la retraite!


Crever? Plutôt la retraite!
Image d'illustration Unsplash.

Le texte de Cyril Bennasar que je viens de lire dans le dossier consacré aux retraites m’a fait réagir de deux manières très distinctes, pour ne pas dire opposées : d’un côté, la phrase « quel connard ! » a tourné dans mon esprit, de l’autre, celle-ci : « j’aurais pu écrire ce texte à la virgule près, à l’exception du laïus sur Bruce Springsteen qui ne fait pas partie de mes références. »

Je m’explique : comme le franc-tireur de Causeur dont j’apprécie souvent le ton décalé et surtout l’endroit particulier d’où il parle (pour faire mon trotskyste), je suis moi aussi travailleur indépendant, section artiste contemporain qui galère mais ne demande rien à personne. Et comme lui, j’envisage de travailler jusqu’à mon dernier souffle, tant que mon corps me le permettra, ce qui pourrait arriver plus vite que prévu étant donné que je me tiens aussi éloigné que possible du système de santé, avec le risque de rater quelque examen important qui dépisterait un mal mortel susceptible de m’emporter dans la tombe… 

Ce choix s’explique aisément : je suis mon propre maître, donc mon propre esclave, mon travail me procure des satisfactions qu’aucun poste dans le salariat ne m’a jamais données, j’ai un temps que j’organise à ma guise et une liberté incroyable, et surtout, mon métier a du sens, pour moi comme pour mes clients, et je le sais et j’en reçois des témoignages lorsqu’un collectionneur m’achète un tableau ou qu’un visiteur discute avec moi lors de mes expositions. Aussi précaire que soit ma situation financière, je sais que je n’exerce pas un bullshit job, je sais que mon activité professionnelle n’est pas vaine, je sais que ce que je fais est unique et de qualité. Comment ne pas aimer travailler dans ces conditions ? Comment ne pas envisager d’exercer son art le plus longtemps possible face à de telles gratifications ?

Mais voilà, pour que moi, je puisse exercer mon métier d’artiste, c’est-à-dire pour que je tire ma subsistance de mon activité artistique, il me faut des clients, des gens qui m’achètent mes œuvres, des personnes qui « ne savent plus quoi faire de leur pognon » pour reprendre les termes de mon menuisier préféré. Sans cela, je ne peux pas exister, et Cyril Bennasar, sans ces personnes qui ont des moyens supérieurs à la moyenne, qu’ils soient à la retraite ou en activité, ne le pourrait sûrement pas non plus, tant recourir à un artisan, un travailleur indépendant ou un artiste a un coût que la standardisation et le modèle de consommation qui marquent notre société rend inaccessible à une majorité de nos concitoyens.

C’est pourquoi, alors que je suis complètement en phase avec le vécu et la vision de Cyril Bennasar, je ne peux m’empêcher de le trouver malhonnête dans sa prise de position, car il sait comme je le sais que nous sommes tous dépendants les uns des autres dans notre société, que travailleur indépendant ne signifie pas travailleur déconnecté du reste de l’économie générale du pays, et que si le pays va mal, tout le monde va mal, à commencer par nous artistes et artisans qui ne pouvons vraiment prospérer que si notre environnement se porte bien. Or, le moins qu’on puisse dire est que notre pays va mal, et que cette réforme des retraites tombe au plus mauvais moment : comme il est rappelé dans l’ensemble du dossier que Causeur consacre au sujet ce mois-ci, c’est d’abord la valeur du travail qui est en jeu et en cause, et cette dernière est particulièrement abîmée, par l’idéologie, par la politique, par l’habitude de l’endettement, par la gestion de la crise du Covid, par le glissement de l’assurance vers l’assistance que décrit si bien Joseph François dans son article. Avant de toucher à l’âge légal du départ en retraite, qui ne pénalise que ceux qui travaillent et ont commencé leur carrière tôt, il serait urgent de s’occuper de l’emploi, du temps de travail et de la richesse produite.

Quand on se pique de politique (comme tout citoyen devrait le faire), il est indispensable de faire un pas de côté et de quitter sa situation personnelle pour envisager celle des gens que telle ou telle loi affecterait. Et alors, je pose la question à Cyril Bennasar : s’il n’était pas le travailleur indépendant qu’il est et qui s’éclate dans son métier mais s’il était manœuvre, ouvrier non qualifié, maçon, plombier ou couvreur (en tant qu’employé), livreur, etc., exerçant cette activité depuis l’âge de 18 ans et bien cassé dans son corps, est-ce qu’il s’exclamerait toujours : « Une retraite ? plutôt crever ! » Ou bien, après avoir vu son pote Bernard, qui avait cinq ans de plus que lui, mourir d’un cancer à 61 ans sans avoir fait le voyage en Italie qu’il s’était promis d’effectuer une fois sa carrière terminée, ou son copain Dédé, chauffeur routier, se faire terrasser par un platane à deux ans de la quille à cause d’un moment d’inattention, est-ce qu’il ne préférerait pas dire : « Crever ? plutôt la retraite ! »

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