L’historien Michel Abitbol, dans son ouvrage de référence Le Passé d’une discorde – Juifs et Arabes du VIIe siècle à nos jours[1. Éditions Perrin. En poche dans la collection « Tempus ».], faisait litière du mythe de « l’âge d’or andalou », qui aurait vu une cohabitation harmonieuse entre juifs et musulmans en terre d’islam jusqu’à l’irruption du colonialisme et du sionisme. La réalité est plus contrastée, notamment au Maghreb, où l’on observe des déchaînements pogromistes environ tous les demi-siècles, lorsque les dettes accumulées auprès des prêteurs juifs devenaient si lourdes que seule l’élimination physique des créanciers permettait de remettre les compteurs à zéro…
Bien entendu, cet objectif bassement matériel s’habillait de justifications complotistes, dont la plus fréquente était l’accusation de meurtre rituel pratiqué par les rabbins au moment de Pessah…
L’idée d’une violence légitime contre des juifs supposés s’être enrichis sur le dos du pauvre fellah a continué à cheminer dans la conscience des « dominés », qu’ils vivent dans le monde arabo-musulman sous le joug de despotes corrompus, ou dans les cités-ghettos des métropoles occidentales.
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D’après un récent rapport de la Fondapol, dirigé par le sociologue Dominique Reynié, l’affirmation selon laquelle « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et la finance » est approuvée par 67 % des musulmans interrogés[2. Les habituels « sociologues de l’excuse » ont tenté de remettre en question cette étude réalisée par l’IFOP sur un échantillon significatif sélectionné selon la méthode des quotas. Ses résultats sont donc aussi fiables (ou peu fiables) que les habituels sondages électoraux.], alors qu’elle ne suscite l’approbation que de 22 % de la population française dans son ensemble.
Conséquence ou concomitance, les agressions contre les juifs ou les institutions juives ont quadruplé au cours des dix dernières années, commises dans la quasi-totalité des cas par des individus relevant de la culture arabo-musulmane. Comme il n’y a plus de lien direct entre le prêteur juif et le débiteur non juif, c’est en tant qu’appartenant à une catégorie de la population économiquement mieux lotie et supposée s’être enrichie au détriment du pauvre musulman qu’il serait juste de procéder contre eux à ce que, jadis, les anarchistes glorifiaient sous le nom de « récupération individuelle ». Dans les cas extrêmes, cela aboutit à des crimes barbares, comme celui d’Ilan Halimi par le gang du même nom, et la toute récente agression d’un jeune couple de Créteil, composé d’un juif et de sa compagne non juive, aggravé du viol de la jeune femme, âgée de 19 ans. Si les hésitations des pouvoirs publics relatives à la nature du crime (crapuleux ou raciste ?) avaient sans doute contribué à égarer l’enquête de la PJ dans l’affaire Halimi, dans celle de Créteil, le gouvernement et le président de la République ont très vite désigné ce crime par son nom : un acte barbare et antisémite.
J’ajouterai, pour ma part, qu’il s’agit d’une sorte de privatisation du pogrom, que l’on adapte à l’esprit du temps. L’accusation de « crime rituel » n’étant plus opératoire, un antisionisme de base, tel qu’il se manifeste en slogans dans les manifestations pro-Hamas, fera l’affaire : on glisse rapidement du « Israël assassin ! » à « Mort aux juifs ! », traduction en français des imprécations en arabe diffusées par les chaînes satellitaires et le Web djihadiste.
Les auteurs de cette agression, rapidement arrêtés, vont subir les foudres de la loi, qui considère la motivation raciste comme une circonstance aggravante. Fort bien.
Mais qu’un tel acte puisse être commis après le meurtre d’Ilan Halimi, les lourdes condamnations de ses principaux auteurs et la publicité donnée à cette affaire, montre bien les limites de la dissuasion judiciaire et de l’opprobre public dans la lutte contre les criminels. Décréter « grande cause nationale » la lutte contre l’antisémitisme, comme l’ont fait le Premier ministre Manuel Valls et le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve est réconfortant, mais largement insuffisant si on en reste là.
Il serait temps d’utiliser un langage susceptible d’être compris par les pogromistes, qui reconnaisse aux victimes potentielles leur droit à l’autodéfense dans le cadre de la légalité républicaine. Celle-ci autorise la détention d’armes par des personnes ayant apporté la preuve qu’elles courent un danger réel, comme des menaces de mort. Bien sûr, il n’est pas question d’armer tous les juifs de France et de Navarre. Mais la dissuasion, tous les experts en stratégie le savent, se fonde d’abord sur la psychologie : ce juif que je me propose d’agresser a peut-être les moyens de se défendre, ou peut-être pas…
C’est à l’État de défendre les citoyens
À Causeur, plutôt qu’éluder les désaccords, nous les exposons. Face à la montée d’agressions où la violence est aggravée par l’antisémitisme, notre ami Luc Rosenzweig suggère d’autoriser les juifs vivant dans les zones à risques à s’armer. En toute légalité, bien sûr. Tout d’abord, la situation est préoccupante, mais pas grave au point d’en arriver à cette extrémité. Surtout, nous pensons au contraire que le monopole de la violence légale doit rester à l’État. Que l’on fasse pression sur lui, et d’abord par la voie des urnes, pour que force reste à la loi, fort bien. Que des citoyens, juifs ou non, s’organisent pour alerter la police, d’accord, puisque ça marche. Enfin, et c’est l’essentiel, il ne s’agit pas de s’improviser justiciers mais de réclamer que la justice juge et sanctionne, c’est-à-dire emprisonne au lieu de voir en chaque délinquant une victime du racisme ou du colonialisme. On ne luttera pas plus contre la violence, antisémite ou non, en prenant les armes qu’avec des proclamations indignées. Que la loi soit appliquée, ce serait un bon début.
Élisabeth Lévy et Gil Mihaely
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Photo : Erez Lichtfeld/SIPA/1412071730
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