C’est une victoire paradoxale de Vichy. Le régime de Pétain voulait abaisser l’image que la France avait d’elle-même pour lui faire payer tous ses péchés commis depuis 1789 ; aujourd’hui, le roman national semble enlisé dans une vision dépressive et automutilatrice du rôle de notre pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Finalement, seul de Gaulle, par la force de son verbe plus encore que par celle de son action, aurait contribué à la fiction d’une France résistante alors que nous n’aurions été, en fait, qu’un pays collabo composé de 40 millions de pétainistes qui auraient subi une défaite honteuse en 1940, amollis que nous étions par les apéros et les conquêtes sociales du Front populaire. Un film comme Le Chagrin et la Pitié ou les grandes sommes sur la Collaboration, à commencer par celles de Robert Paxton ou de Pascal Ory, ont donné un fondement historique, dès les années 1970, à cette vision sombre qui a succédé presque sans transition à la légende dorée d’un de Gaulle de vitrail. Cet exercice de désenchantement était sans aucun doute salubre. L’ennui, c’est qu’il est allé si loin qu’il a fini par aboutir à la culture de la culpabilité et de la repentance, voire de la haine de soi, qui est devenue une spécialité nationale.
La reparution, dans une édition revue et augmentée, de la monumentale et exhaustive France libre de Jean-Louis Crémieux-Brilhac apporte d’abord cela : une bouffée d’air, une échappée belle. Oui, on l’avait presque oublié, mais entre le 18 juin 1940 à Londres et la libération de Paris, il y a tout juste soixante-dix ans, il y avait une autre France que celle qui nous passionne jusqu’au morbide aujourd’hui au point de structurer le discours politique : si l’on n’emploie plus guère l’adjectif « gaulliste », « pétainiste » est devenu une insulte couramment utilisée pour disqualifier l’adversaire.[access capability= »lire_inedits »]
À la lecture de La France libre, on se dit pourtant que l’horreur de la rafle du Vel d’Hiv’, en 1942, pourrait tout de même s’enseigner de concert avec, par exemple, l’héroïsme des Forces françaises libres de Koenig à Bir Hakeim qui, la même année, remportent une victoire décisive contre les troupes de l’Afrika Korps. Or, il y a fort à parier que la mémoire collective, et surtout celle des plus jeunes, a davantage retenu le nom du vélodrome parisien que celui de quelques ruines perdues en Cyrénaïque.
À 97 ans, vingt-cinq ans après la première parution de son livre, Jean-Louis Crémieux-Brilhac est toujours parfaitement conscient des enjeux historiographiques qu’il soulève. Sans doute parce qu’avant d’en être le chroniqueur, il a été un acteur de cette France libre qu’il a rejointe à Londres pour devenir secrétaire du comité de propagande et chef du service de diffusion clandestine: « L’auteur a été un témoin quelquefois bien placé d’une partie des événements de cette période et il en a été un modeste acteur. Venu du pacifisme, nullement déroulédien, officier prisonnier dans un camp de Poméranie, il avait eu honte pour son pays, dès juin 1940, des premiers agenouillements et des premiers reniements. Cette honte, il doit à de Gaulle de l’avoir effacée. »
Cependant, son admiration assumée pour le Général ne l’empêche jamais de conserver son objectivité. C’est que Crémieux-Brilhac a bien en tête la vieille question de la ligne de partage entre les constructions de la mémoire et la réalité des faits historiques. C’est encore plus vrai dans le cas de Gaulle, figure par excellence du grand homme investi d’une force mythologique – à laquelle il a lui-même contribué avec ses Mémoires de guerre, devenus la version officielle de l’histoire de la France libre. Crémieux-Brilhac évoque ses discussions à ce sujet avec Pierre Nora, grand spécialiste de cette tension mémoire/histoire, qui l’ont conduit à redéfinir clairement son statut d’ « historien témoin » : « Mais, n’en déplaise à Nora, l’historien témoin a un avantage sur le pur manieur d’archives : le fait d’avoir vécu cette histoire et d’en avoir connu les acteurs lui donne une sensibilité particulière à ce que dissimule l’événementiel, en même temps que le souvenir irremplaçable de la tonalité des choses. »
Pari clairement réussi. Au-delà des événements relatés avec minutie, le lecteur sentira tout ce que cette épopée a charrié de passion, de courage, de rivalités, de bassesse parfois mais surtout d’un sens inouï du sacrifice ; il comprendra intimement comment le hasard s’est mêlé à la nécessité et le prosaïque à l’héroïque. Comment surtout, toute cette histoire aurait pu ne pas avoir lieu : un pays vaincu de manière humiliante qui décide, selon les mots de Pétain, de « cesser le combat » mais qui trouve, à peine cette défaite consommée, un autre chef de guerre, cela n’a rien d’évident ou de logique. Il y a même, pour Crémieux-Brilhac, une sorte de miracle qu’il importe de souligner. Et l’on a envie de le croire, surtout en ces temps où on nous dit que notre destin est écrit d’avance dans le marbre des équilibres macroéconomiques devenus une variante technocratique de la fatalité : « Que cet homme isolé en terre étrangère ait dû, seul de tous les chefs européens en exil, se dresser à la fois contre l’Allemand et contre le pouvoir légal de son pays, qu’il ait eu non seulement la vocation mais la capacité, dans son exil, de relever et de rallier la nation défaite − qui ne le connaissait que par sa voix − afin de la hisser avec lui au rang des pays vainqueurs, tient en effet du prodige. »
Alors bien sûr, de Gaulle n’était pas seul. Quelques grands noms, ou plutôt des noms devenus grands, ont joué des rôles décisifs dans une aventure où la légitimité de la France s’est jouée sur une rupture, autrement dit où une démarche révolutionnaire s’est déployée au nom de la tradition : des généraux comme Leclerc et Catroux, des résistants de l’intérieur comme d’Astier de La Vigerie, Pierre Brossolette ou Jean Moulin, des femmes que rien ne prédestinaient à la diplomatie comme Élisabeth de Miribel, qui réussit à rallier tout le Canada à la France libre, illustrant ainsi la lutte feutrée et acharnée que durent mener les gaullistes pour être reconnus sur le plan international à la place, ou au moins à côté de Vichy, contre la méfiance jamais tout à fait démentie des Américains.
On découvrira aussi que la France libre n’était pas représentative de la sociologie française, surtout dans ses débuts, où l’on ne trouvait dans ses rangs, pour aller vite, que des Bretons, des aristos plutôt de droite et des juifs plutôt de gauche comme Crémieux-Brilhac lui-même. L’auteur montre bien qu’avant de trouver son unité définitive à la mi-1943, cette France libre est d’abord l’affaire de ce qu’il appelle des « micro-sociétés » souvent isolées les unes des autres à une époque où les communications étaient encore un vrai problème technique : les comités de la France libre créés par les combattants en Afrique ou au Proche-Orient, les Français de l’empire colonial ou ceux de l’étranger étaient autant de foyers d’une diplomatie parallèle, auxquels s’ajoutaient l’entourage immédiat de de Gaulle à Londres et les agents envoyés en France pour réaliser la difficile unité avec la résistance de l’intérieur, à commencer par « l’alliance conflictuelle » avec les FTP communistes.
Le plus surprenant est que cet attelage disparate qui s’est créé contre ses ennemis, mais aussi souvent contre ses alliés, ait su inventer la France de l’après-guerre avec sa politique étrangère non alignée, la décolonisation et un programme économique et social qui formera le socle des Trente Glorieuses.
On se dit, pour finir, que Crémieux-Brilhac a eu raison de placer en exergue à l’un de ses chapitres le célèbre vers de Sertorius de Corneille, « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis », pour illustrer ce que fut la France dans ces années de poudre et de gloire. Non plus une entité géographique, mais une donnée spirituelle de l’Histoire, un état d’esprit, une permanence dont les capitales provisoires se sont appelées Londres, Dakar ou Alger et à laquelle, dans les débuts, ne croyaient guère plus de 60 000 personnes. C’est peu, et c’est beaucoup.[/access]
La France libre, de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, deux volumes (Folio, 2014).
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