Un mantra postmoderne
Le « vivre ensemble » est devenu un des mantras les plus usités de notre époque. La raison n’est pas difficile à percevoir : l’omniprésence du mot, ou plutôt du groupe de mots, sanctionne la disparition de la chose. Notre époque individualiste a toutes les peines du monde en effet à faire cohabiter les individus les uns avec les autres. A cette difficulté s’ajoute le danger que fait planer sur l’intérêt national et général l’hyper-individualisme.
Plus grave : le communautarisme, né de l’exaltation irresponsable des « différences », rend cette cohabitation encore plus problématique. Ce n’est pas un simple mur entre individus que le communautarisme dresse, mais un fossé d’ignorance, voire un refus de lier relations entre « communautés ». Si bien que le risque est grand de voir le pays se fissurer sous le poids de sécessions, qu’elles soient de nature ethnique ou religieuse.
BlaBlaCar ressuscitera-t-il les liturgies d’antan ?
Dans un tel contexte, on comprend que les pouvoirs publics portent toute leur attention sur la survivance d’un improbable « vivre ensemble ». On ne compte plus les initiatives en ce domaine. Tous les leviers de l’Etat sont mobilisés à cette fin, de l’école publique au ministère de la culture.
La propagande semi-officielle vante la force de la parole « échangée », les lieux de « convivialité ». Il n’est pas jusqu’à l’ « ubérisation » de l’économie, c’est-à-dire sa flexibilité numérique, qui ne soit convoquée pour célébrer les vertus du vivre ensemble. Par exemple le système (et entreprise) de covoiturage
BlaBlaCar est porté au pinacle : n’est-ce pas joindre l’utile du voyager à moindre coût, à l’agréable du bavardage ? Bientôt le Ministère de la santé ira peut-être jusqu’à rembourser les frais des repas entre voisins…
Empoignades au milieu de santons
Cependant les crispations perdurent. La polémique autour des crèches en témoigne. Il semble que Noël soit pris en otage par la politique. Entre l’âne et le boeuf, ce n’est plus à l’Enfant que la place est réservée, mais aux controverses sociétales, suite au désir de certains édiles d’exposer des crèches dans des endroits publics. Atteinte à la laïcité ? Crispation identitaire ? Récupération politicienne ?
Partisans et adversaires des crèches « publiques » s’affrontent. Toujours au nom du sacro-saint et inusable « vivre ensemble », certains voudraient les interdire ; d’autres au contraire vantent leurs capacités à faire revivre les traditions, et ainsi à assurer une certaine cohésion nationale en transmettant un patrimoine. Les plus véhéments n’hésitent pas à brandir l’étendard de la laïcité.
Le motif de la « différence » est soulevé par les adversaires de l’ installation de crèches dans les lieux publics : selon eux de telles initiatives risqueraient de heurter les croyances des « minorités ». A cet argument, les tenants de l’intégration et de l’assimilation répondent que c’en est fini de la République dès lors que l’on raisonne en terme de « minorités » et d’ « accommodement raisonnable ». Belles empoignades idéologiques au milieu des santons !
Le télescopage religion-politique ne date pas d’hier
La Sainte Famille n’en demandait pas tant ! Cela prouve au moins que la politique continue de passionner les Français. Il serait vain d’ailleurs de croire que la foi des chrétiens vit en état d’apesanteur historique, en ignorant superbement les contingences d’ici-bas. Pour les chrétiens, Dieu est venu s’immerger dans le cours des événements. Ne nous étonnons pas alors que la crèche devienne, contre le gré de beaucoup de croyants, un enjeu politique !
A ce propos, signalons que Jésus est né à Bethléem à cause d’un recensement qui avait été ordonné pour tout l’Empire romain, Empire dont dépendait à l’époque la Palestine. Afin de se faire inscrire sur les registres, Joseph se rendit dans sa ville d’origine (qui était celle de David, premier roi de Jérusalem, quelques mille ans plus tôt), parce qu’il descendait de cette lignée royale. Pour cela, il dut traverser le pays du nord au sud. Ainsi, c’est à cause de la politique que Jésus est né dans la cité de David ! Le télescopage du religieux et de la politique est une vieille histoire. Même la douce et paisible naissance du Christ ne put l’éviter tout à fait !
Cependant ce recensement de tous les citoyens de l’Empire n’avait pas pour but, on s’en doute, le « vivre ensemble », mais le comptage des hommes susceptibles de payer les impôts ! A moins que les impôts ne servent à l’ assurer…Cependant, on aurait fait sourire un citoyen de L’Empire romain en lui parlant de « vivre ensemble ». La virilité et la rudesse de ces époques antiques ignoraient les tours de langage de notre société du principe de précaution et des cellules de soutien psychologique !
« Jouez, hautbois ! Résonnez, musettes de la polémique ! »
Revenons dans notre France actuelle. Au défi de faire « vivre ensemble » les citoyens de religions différentes, ces polémiques autour des crèches ajoutent celui de faire cohabiter religion et politique. On peut comprendre ceux qui s’offusquent que ce débat vienne polluer la fête de la Nativité. Qu’ils se rassurent : le « petit Jésus » en a vu d’autres. Il est certain qu’il est davantage attristé par le sort que réservent les guerres aux enfants de toute nationalité, que par ces empoignades autour des crèches visant à célébrer sa naissance.
Quant aux santonniers qui désespèrent de renouveler leur art, figé par l’académisme de la tradition, on pourrait leur suggérer de rajouter deux figurines à l’échantillon de la population gravitant autour de l’Enfant et de sa mère : un laïcard et un tenant des traditions qui en viendraient aux mains (une « filade », en provençal, pour rester dans la couleur locale). Cela ferait peut-être désordre devant la couche du nouveau-né de Bethléem. Mais le petit Jésus n’est pas venu habiter un monde idéal. Sinon, il serait resté chez lui.
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