Ce Noël, les crèches auront toute leur place. Tout au moins dans le débat public. Comme tous les hivers depuis quelques années, la scène de la nativité de Jésus cristallise les tensions dans le débat sur la laïcité. Où en sommes-nous cette année ? Entre les tenants d’un Etat farouchement neutre et ceux qui estiment la loi de 1905 compatible avec ce qu’Ernest Renan appelait le « legs des souvenirs », c’est-à-dire les origines et les traditions de la France gréco-judéo-chrétiennes, où se trouve aujourd’hui le curseur ? Un examen de la jurisprudence administrative récente dresse un tableau contrasté.
En octobre 2015, deux cours d’appels de tribunaux administratifs rendent des décisions diamétralement opposées. L’une concerne l’installation d’une crèche dans le hall de du Conseil départemental de Vendée. Interdite par le tribunal administratif de Nantes en première instance, l’installation est finalement autorisée par la cour administrative le 13 octobre dernier. Les juges estiment que lorsque sa taille est raisonnable, sa situation non ostentatoire et en l’absence de tout autre élément religieux, la crèche de Noël entre dans le cadre d’une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noël et ne revêt pas la nature d’un « signe ou emblème religieux ». Selon les magistrats, l’installation n’entre donc pas dans l’interdiction de l’article 28 de la loi de 1905. Argument massue des détracteurs des crèches de Noël, cet article stipule : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »
Une autre décision, qui concerne la ville de Melun, témoigne d’une tout autre interprétation de la crèche. En décembre 2014, le tribunal administratif de Melun estime que la crèche est installée en toute légalité sous le porche de l’hôtel de ville. La plainte émane de la fédération de Seine-et-Marne des Libres penseurs. Dix mois plus tard, le 8 octobre, le tribunal administratif d’appel de Paris finit par annuler le jugement. La cour estime ainsi que la crèche située « dans l’enceinte du bâtiment public » doit être considérée « comme ayant le caractère d’un emblème religieux » au sens de l’article 28 de la loi de 1905, et « non comme une simple décoration traditionnelle ». Selon les juges, sa mise en place contrevient donc au principe de neutralité de l’Etat.
Ces contradictions ne sont pas nouvelles[1. Dès 2010, le tribunal administratif d’Amiens interdisait l’installation d’une crèche sur la place du village de Montiers, dans l’Oise après la plainte de l’ancien maire de la commune.]. Si les décisions s’accumulent et se contredisent, c’est évidemment parce que les juges interprètent des situations et des contextes différents. La crèche a-t-elle ou non un caractère religieux ? Pour la cour d’appel administrative de Paris, c’est un « emblème religieux » qui met à mal le principe de neutralité de l’Etat. Pour celle de Nantes, la neutralité de l’Etat n’est pas remise en cause car la crèche représente moins un symbole religieux que l’expression d’une tradition de Noël.
En l’absence d’un cadre juridique clair apte à guider les décisions des édiles, l’Association des maires de France (AMF), présidée par François Baroin a interpellé le ministère de l’Intérieur en juillet 2015. À l’approche de Noël, l’AMF a fini par trancher. Dans son vademecum destiné aux 36.000 maires de France, l’association recommande au maire d’être les missi dominici d’une laïcité malmenée depuis plusieurs années. Ce guide de bonne conduite a été rédigé après l’audition de plusieurs groupes de travail rapporte Le Figaro. Notamment le maître du Grand Orient de France, Daniel Keller, et le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco. Selon une source citée par le quotidien, les responsables religieux auraient eux aussi été entendus… mais uniquement après que les propositions avaient déjà été formulées.
Mais ce qui pourrait apparaitre comme une contradiction dans les décisions de justice des tribunaux français traduit une réalité culturelle : Noël est une fête ambiguë. Fête religieuse chrétienne, devenue à partir du XIXe siècle une célébration centrée autour de la famille, du repas et des cadeaux. Avec le triomphe du modèle américain, très œcuménique, débarquent sapin, rennes et Père Noël – fossoyeur de Saint-Nicolas – ravivé aux couleurs de Coca-Cola. Le cinéma, la culture populaire et la société de consommation s’en font les vecteurs. Rappelons que pour l’Eglise, ce grand-père à barbe blanche dans son traineau est un hérétique. Symptôme de l’indignation du clergé, « devant les enfants des patronages le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la cathédrale de Dijon », rapporte France Soir dans son édition du 23 décembre 1951. Ce curieux autodafé antipaïen montre bien l’indignation qu’éprouvent alors certains catholiques.
Aujourd’hui prise en étau entre le crucifix (chrétien) et le sapin (profane), la crèche se trouve dans un no-man’s land symbolique. Rien d’étonnant à ce qu’elle fasse l’objet de combats d’autant plus âpres que les juges ont grand peine à déterminer le caractère religieux ou non – et donc sa légalité dans un lieu public – de la scène de la nativité de Jésus.
Saisi par la mairie de Melun et la Fédération de la libre pensée de Vendée, le Conseil d’Etat devra bientôt trancher. On peut espérer de la plus haute juridiction administrative clarification juridique, mais aussi longtemps que Noël restera une fête « hybride», la crèche conservera son ambivalence.
*Photo: wikicommons.
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