Ecrite en 1971 par le rocker Don McLean, la ballade American Pie est l’une des chansons les plus chères au cœur des Américains, toutes classes d’âges confondues. Ses paroles, souvent obscures ou polysémiques, donnent lieu à d’incessantes controverses interprétatives depuis 35 ans. Néanmoins, tout le monde aux USA en connaît le refrain qui commence ainsi : « Bye-bye, Miss American Pie, Drove my Chevy to the levee, But the levee was dry… » Pas étonnant, donc, qu’en 2001, une pub pour la Chevrolet Corvette ait utilisé ce slogan assassin : « They don’t write songs about Volvos. » Fin 2008, on se demande si la chanson ne sera pas sous peu le dernier souvenir de la Chevrolet. Ce n’est pas le barrage (levee) qui est à sec mais l’entreprise. Les constructeurs mythiques en sont à faire la manche au Congrès. Mais les élus se font tirer l’oreille. Du coup, la Maison Blanche a dû sortir son chéquier en urgence. Avec 17 milliards de dollars, les « trois vieilles » tiendront quelques semaines ou quelques mois.
Pour General Motors et Chrysler, les deux géants de Detroit, l’alternative est claire : c’est soit la faillite, soit un plan de sauvetage financé par les contribuables. En effet, dans l’état actuel de leur trésorerie, elles n’ont plus que quelques semaines d’activités devant elle. Quant à Ford, la troisième et la plus ancienne des Big Three, elle n’a pas – pas encore ? – de l’eau plein les poumons, mais risque aussi d’être submergée par la crise. Les autres constructeurs de voitures aux Etats-Unis, et notamment Toyota, Honda et Nissan, se portent plutôt bien, quoique pour elles non plus, 2008 ne sera pas un millésime d’anthologie. Et l’écroulement d’un ou de plusieurs de leurs concurrents pourrait avoir pour eux des conséquences fâcheuses car il pourrait déstabiliser un tissu complexe de sous-traitants fournissant à la fois les marques américaines et étrangères, c’est-à-dire l’ensemble de l’industrie automobile américaine.
Tout se passe comme si les « trois vieilles » subissaient de plein fouet la concurrence étrangère, mais sur leur propre territoire. En effet, économiquement parlant, une Toyota Corolla est aussi américaine qu’une Corvette Chevrolet – les deux étant fabriquées aux Etats-Unis par des ouvriers américains. Mais il s’agit d’un secteur à deux vitesses : d’un côté les vieilles maisons de « Motown » et leurs marques historiques comme Chevrolet, Pontiac ou Cadillac qui s’écroulent sous le poids d’un héritage aussi glorieux que coûteux, de l’autre leurs consœurs-concurrentes essentiellement japonaises, implantées aux Etats-Unis depuis quelques décennies et qui affichent une santé plutôt robuste. Cette dissymétrie est au cœur du débat sur l’avenir du secteur qui fait rage aux Etats-Unis. Les Big Three sont-elles capables de devenir des Toyota ? Les précédents ne sont guère encourageants. En 1984, Toyota a pris le contrôle d’une usine défaillante de General Motors à Fremont (Californie) et l’a radicalement transformée. Dirigé par les Japonais, mais avec les mêmes ouvriers, le site est une success story. Or, malgré les espoirs et les projets de GM, associée au projet dans le cadre d’une joint-venture, elle n’a pas encore réussi, en 25 ans, à appliquer les méthodes de Toyota dans l’ensemble de son système de conception, gestion et production.
Reste à comprendre l’incapacité des vieilles dames de l’automobile à se moderniser. Pour certains, leur principal handicap tient précisément à leur ancienneté. En effet, un argument massue s’est vite imposé dans le débat : les difficultés des Big Three s’expliqueraient d’abord par le coût horaire du travail (70-77 dollars), plus élevé que chez Toyota, Honda et VW (45-48 dollars), en raison notamment du poids des généreux plans de retraite versés à de nombreuses générations d’ouvriers. Devant les élus de la nation, pontes de l’industrie, leaders syndicaux et représentants des sous-traitants (transformés par le crédit-fournisseur en banquiers de fait de GM et Chrysler) ont donc été priés d’expliquer comment ils comptaient réduire les coûts. Après des bizutages à répétition, les PDG armés de leurs Blackberries et de leurs tableurs Excel, ont été éconduits par les sénateurs. Ce feuilleton qui rappelle – happy end en moins – les infortunes du « plan Paulson » concocté à la suite de l’effondrement de Lehman Brothers, s’est achevé par un bras de fer entre le sénateur Bob Corker (un républicain du Tennessee) et Ron Gettelfinger (natif du Kentucky voisin), leader du principal syndicat des travailleurs de l’automobile. Jusque-là inconnu du grand public mais apprécié des ses collègues démocrates, Corker a manœuvré la minorité de blocage de son parti pour ourdir un coup de théâtre : les constructeurs ne verront l’argent du contribuable que si le syndicat donne son accord à la diminution immédiate du coût du travail sans attendre la fin des contrats en cours, prévus en 2011. Les adversaires de Croker insinuent que sa position s’explique par ses relations avec Volkswagen qui réalise d’importants investissements à Chattanooga, ville dont il a été le maire entre 2001et 2006. Face à lui, non moins habile, Gettlefinger a tenu bon sans perdre ni le support de sa base ni celui de l’opinion publique.
Ces échanges sportifs ont au moins révélé que le premier problème des Big Three n’était pas le coût du travail mais plutôt le manque d’attractivité de leurs voitures. Et leurs prix, inférieurs de 10 à 15 % à ceux de leurs concurrentes, n’y changent rien. Les Américains leur préfèrent leurs rivales japonaises et européennes.
Dans ces conditions, on voit mal comment les « trois vieilles » pourraient éviter la faillite. Certes, le terme a une sale gueule. Mais que l’Etat mette au pot ou non maintenant ne change pas grand-chose. Le débat ne porte pas sur la nécessité d’engager l’argent public pour aider l’industrie automobile, mais sur la manière la plus efficace de le faire. La faillite ne signifierait pas nécessairement l’arrêt de l’activité ni le licenciement des employés. S’ils jugent que les entreprises ont une chance de s’en sortir, leurs créanciers préfèreront les maintenir en vie, surtout si l’Etat intervient auprès d’eux. Il s’agit donc de savoir qui serait le meilleur juge de la viabilité des « business plans » des constructeurs américains : le Parquet, dans le cadre d’une procédure de faillite ou un monsieur automobile nommé par le pouvoir exécutif pour superviser l’usage de l’argent public et suivre la restructuration du secteur ?
Prise dans l’urgence, la décision de la Maison Blanche d’injecter 17 milliards de dollars aux Big Three relève plutôt de la réanimation. Elle reporte les échéances sans rien changer aux fondamentaux. Il s’agit d’éviter un écroulement en ordre dispersé pour que les constructeurs puissent entrer dans la procédure de liquidation judiciaire de façon planifiée. Cette manœuvre avait assez bien marché avec les compagnies aériennes dans les années 1990.
Sur le plan symbolique, la facture sera lourde. Après la crise, l’industrie automobile comptera moins d’acteurs. Et surtout, on verra dans les rues et sur les routes de plus en plus de voitures japonaises et européennes. Avec la Corvette, c’est l’Amérique des films de notre jeunesse qui disparaît. Bye-bye, miss American Pie !
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