Face à cette mauvaise et cruelle farce de la nature que représente l’épidémie de coronavirus, notre pays a choisi de calfeutrer tout le monde, sans distinction entre les générations. Quoi qu’il en coute, notamment aux plus jeunes. Marie-Victoire Barthélemy interroge la justice de cette politique.
Mettre la vie au-dessus de tout enjeu économique serait louable et humaniste si cela n’impliquait pas une opposition fallacieuse tant la vie biologique dépend de l’économique à moyen et long terme. Les destructions actuelles du tissu économique liées aux mesures sanitaires engagent une diminution probable de l’espérance de vie des générations futures. On sait en effet combien la précarité influe sur l’espérance de vie. Y faire basculer des centaines de milliers de personnes, ce n’est donc pas faire valoir la vie biologique sur l’économique, mais favoriser celle de certains au détriment d’autres. En l’occurrence, c’est préférer la prolongation de la vie de certains individus à l’assurance que les générations suivantes puissent atteindre un âge au moins aussi honorable. On rétorquera à cela que l’État, par le puits apparemment sans fond de ses aides, prévient au contraire la précarité des Français dont le travail est touché par la crise. Et pourtant, comment ne pas concevoir que cette dette finira bien par être supportée par les contribuables, ceux qui les touchent aujourd’hui et les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, généralisant ainsi la crise économique et sociale à tous ceux que la cruelle nature a désigné comme les victimes durables des restrictions sanitaires. Il est en effet évident qu’un tissu socio-économique sain est lié à la santé : il la garantit, ne serait-ce que parce qu’il permet d’envisager à long terme le système de solidarité nationale, qui ne pourra être assuré aux générations à venir, lorsqu’exploseront la dette et la part de précaires dans le pays. L’opposition est donc mal posée : elle n’est pas de savoir s’il faut placer la santé au-dessus de l’économique ou l’inverse, mais de qui il faut sauver « coûte que coûte ».
Et si l’espérance de vie reculait?
L’espérance de vie ne concerne jamais que la jeunesse : eux seuls ont en effet à « espérer » vivre au moins aussi longtemps que leurs aînés. Le sacrifice demandé aux jeunes générations excède très largement la frustration des soirées étudiantes et des coups en terrasse, des TD en présentiel ou d’un marché de l’emploi peu offrant, que le président balaie dans sa lettre de réponse à une étudiante comme autant de « rêves » qui seraient seulement remis à plus tard. Il ne s’agit pas seulement de différer mais d’hypothéquer leur vie professionnelle et sociale au profit de personnes qui l’ont déjà eue. Or, voir la qualité de sa vie quotidienne gâchée de la sorte, même pour un ou deux ans, diffère très significativement selon l’âge précisément parce qu’à vingt ans, on n’a aucune garantie de vivre encore cinquante ans. Une année de sacrifice a donc un coût potentiel bien plus important que pour une personne qui a déjà vécu 70 ou 80 ans, pour qui le temps restant ne peut changer le cours drastique de l’existence et dont chaque année passant a moins d’importance ramenée au nombre total d’année déjà vécues. En clair : un an, à 20 ans, c’est un vingtième d’une existence dont on ne peut garantir qu’elle se prolongera. A 80 ans, c’est un quatre-vingtième d’une vie déjà accomplie.
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Sous prétexte d’éviter l’inégalité juridique corollaire d’un confinement par tranche d’âge, le gouvernement tend à créer une inégalité non seulement formelle mais matérielle entre les générations : les étudiants et jeunes d’aujourd’hui pourront-ils prétendre à une vie au moins aussi longue et confortable que celle que l’on cherche aujourd’hui à garantir et prolonger coûte que coûte ? Puisque l’écrasante majorité des décès lié au Covid concerne les personnes âgées de 75 ans et plus, on ne peut éluder cette question de la justice entre les générations.
Une génération sacrifiée pour les soixante-huitards!
Cette justice entre les générations concerne la transmission, notion fondamentale de toute société qui échappe à l’individualisme outrancier. Une génération vieillissante devrait estimer qu’elle doit au moins rendre autant que ce dont elle a été bénéficiaire ; que sa préoccupation principale ne devrait plus concerner ce qui lui reste à vivre, mais ce va laisser derrière elle à ses héritiers. Contrairement à ce que clame Luc Ferry dans un article du Figaro du 27 janvier, nous n’avons pas à choisir entre la liberté et la vie, mais à garantir à la jeunesse une vie au moins aussi libre que celle dont sa génération a profité. Rappelons combien la génération 68 a été gâtée : avec les trente glorieuses, le plein emploi, un tissu économique sain ; ni terrorisme, ni crise écologique, ni crise sociale majeure. Peut-elle réclamer des sacrifices qu’elle-même n’aurait jamais accepté de ses aînés ? Or, n’est-ce pas ici ce qui est en train de se produire ?
La génération que nous protégeons, « quoiqu’il en coûte », à grand renfort d’explosion de la dette et de destruction d’emplois, de précarité économique, sociale, mais aussi d’équilibre psychique et physique, est une génération qui n’a jamais eu à se soumettre au cinquième de ce qu’on exige aujourd’hui des plus jeunes. On arguera peut être qu’ils n’ont jamais rencontré de crise sanitaire équivalente. Pourtant, la fièvre de Hong Kong n’a pas fermé le pays ni atteint leur avenir. Et pour cause : on estimait, en juillet 68, que la mort de personnes âgées restait un phénomène naturel, indépendamment de sa cause, fut-elle épidémique. Deux mois plus tôt, la jeunesse chantait sur les barricades à leurs aînés qu’il est « interdit d’interdire » (et en premier lieu : l’accès aux dortoirs des filles…).
Aujourd’hui eux-mêmes aînés, trouvent-ils légitime que tout soit interdit à leurs successeurs ? Ils ont pourtant fait Mai 68 pour moins que ça.
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