Le Covid tue en suscitant chez le malade une surréaction de son système immunitaire. Au niveau de l’État, c’est pareil: la double peur de la sanction pénale et de l’opinion publique poussent l’exécutif et les fonctionnaires à surréagir pour se couvrir et la machine technocratique, hypercentralisée, s’emballe. La crise sanitaire devient une crise de l’État avant de dégénérer en crise économique et sociale.
Mercredi 4 novembre, Carcassonne. Des policiers, sans doute accablés par l’inanité de leur propre mission, inspectent un hypermarché Leclerc, afin de vérifier qu’il vend seulement des biens « essentiels », au sens du décret du 2 novembre modifiant le décret du 29 octobre… Assiette ? Non essentiel. Poêle à frire ? Essentiel… Un sommet de l’absurde atteint au terme d’une succession d’étapes raisonnables. Pour réduire les interactions sociales, il faut fermer les boutiques. Comme les Français ont besoin de manger, il convient de garder les grandes surfaces ouvertes ; le petit commerce dénonçant une inégalité de traitement, le gouvernement en est venu à définir ce qu’est un produit essentiel. Un pyjama taille 2 ans est essentiel. Taille 3 ans, il ne l’est pas. Sanglier Magazine et Causeur sont essentiels. Les livres ne le sont pas.
Deux commissions d’enquête
Une anecdote parmi des centaines, illustrant la gestion de crise chaotique de l’épisode Covid. Impossible de les lister toutes, mais comment passer sous silence le fait qu’une pharmacienne niçoise a été condamnée à un an de prison avec sursis et un an d’interdiction d’activité le 27 avril 2020 pour avoir vendu des masques, dont le port sera rendu obligatoire à Nice le 20 août ? « Il semble que notre monde ait totalement perdu la raison. Nous n’agissons plus que dans l’émotionnel, sans réfléchir. Cette irrationalité nous faisant glisser doucement sur le toboggan de la radicalité de nos comportements », écrivait le 10 mars le député Agir ensemble du Haut-Rhin Olivier Becht. Le 8 novembre, le même réclamait des amendes de 10 000 euros pour non-respect du confinement…
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Les parlementaires, pourtant, devraient savoir que la France est au bord de l’overdose d’incohérence. Deux commissions d’enquête, créées respectivement au Sénat et à l’Assemblée, se penchent depuis le début de l’été sur la réponse apportée à la crise sanitaire. Pendant qu’elles travaillaient, les fermetures de lits dans les hôpitaux se sont poursuivies. Cent lits ont été supprimés à Nantes au cours de l’été, 200 à Caen, 184 à Reims, 100 à Limoges, etc. Depuis 2003, la France a réduit ses capacités en hospitalisation à temps complet de près de 75 000 places, sous l’impulsion d’un Comité interministériel de « performance et de la modernisation de l’offre de soins » qui n’entend pas interrompre son ambitieux programme.
Faut-il en conclure que tous nos comités Théodule sont en roue libre et que plus personne ne contrôle rien ?
Au contraire.
Le principe de précaution poussé à l’extrême
L’analyse de la crise institutionnelle en cours prendra des années, mais les premiers travaux ne suggèrent pas du tout un effondrement des centres de décision, comme en juin 1940. Ils montrent plutôt une surréaction ! « Le champ de la gestion publique est saturé d’organisations, on le sait depuis longtemps, relève Henri Bergeron, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la santé au Centre de sociologie des organisations. Dans le contexte Covid, les contraintes budgétaires et hiérarchiques qui régulent ordinairement leur action ont été brusquement levées. » Loin d’être paralysé, le pouvoir serait plutôt en phase d’emballement depuis des mois, un peu comme un système immunitaire qui se retourne contre l’organisme.
La bascule intervient le 10 mars, lorsque l’Italie entière est placée en confinement. La France l’imitera une semaine plus tard, mais les travaux parlementaires montrent que la décision a été prise dès le 12 mars, après un temps de réflexion très court. « À quelles conditions peut-on introduire une mesure inédite, qui ne figure dans aucun texte de loi ou plan, qui n’a jamais été testée, qui n’a fait l’objet d’aucune étude scientifique ? » s’interrogent Henri Bergeron et ses collègues sociologues dans un ouvrage paru début octobre[tooltips content= »Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid-19 : une crise organisationnelle, Presses de Sciences-Po, 2020. »](1)[/tooltips]. Bonne question, restée à ce jour sans réponse. Le confinement général a été décidé sans que personne ait la moindre idée de son efficacité. La Chine ne l’avait pas expérimenté, se bornant à confiner des régions. Elles sont certes aussi peuplées que des pays européens, mais ne possèdent nullement les caractéristiques des États autonomes. Les centres névralgiques de Chine n’ont jamais cessé de fonctionner. Le gel d’un pays entier est une invention italienne, et cela tient peut-être à un séisme vieux de onze ans.
Le précédent de l’Aquila en Italie
Le 6 avril 2009, la terre a tremblé près L’Aquila, ville des Abruzzes, tuant 299 personnes. Trois ans plus tard, en 2012, un tribunal italien a condamné à six ans de prison ferme cinq scientifiques de la commission italienne chargée d’évaluer les dangers liés aux tremblements de terre. Chef d’accusation : « homicide par imprudence ». La justice ne leur a pas reproché de ne pas avoir prévu le séisme, ce que personne ne sait faire, mais d’avoir accepté de porter une parole rassurante dans les médias, alors que la terre tremblait déjà depuis quelques jours dans le secteur et que certaines voix réclamaient une évacuation préventive ! Considérée comme un scandale par l’ensemble de la communauté scientifique, cette décision de première instance répondait à une demande populaire italienne. Elle a été cassée en appel en 2016. Néanmoins, selon un haut fonctionnaire français de l’enseignement supérieur et de la recherche, elle reste très présente dans la mémoire des experts italiens, bien au-delà du cercle des sismologues. « L’ancien directeur de la protection civile italienne, Guido Bertolaso, était commissaire extraordinaire à la crise de L’Aquila, en 2009. Il a vu monter en direct les appels à lyncher les sismologues. Et en mars 2020, on le retrouve consultant des régions Lombardie, Sicile et Ombrie pour la gestion du Covid… Il est sur une ligne de précaution maximale, comme ses collègues. Quand vous êtes expert dans l’Italie post-Aquila, vous n’êtes jamais trop couvert. »
Les experts sont par définition des spécialistes, qui reconnaissent la parole de leurs pairs. C’est leur force et parfois leur faiblesse, quand ils rediffusent et amplifient une erreur initiale. En avril 2010, suite à l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll, tout le ciel européen a été paralysé, sans raison. « Une histoire ahurissante, raconte René Zanni, ingénieur de l’aviation civile devenu consultant spécialisé en gestion des systèmes complexes. Les cendres volcaniques peuvent en effet bloquer les moteurs d’un avion de ligne – c’est arrivé en 1983 en Indonésie –, mais il faut vraiment être au mauvais moment au mauvais endroit. Dans le cas de l’Eyjafjöll, le danger existait, mais dans une zone limitée. Les aéroports écossais ont fermé leur espace, par précaution, parce que le vent tournait et pouvait amener le nuage vers l’Europe. » L’emballement commence alors. « On avait créé à Londres un Volcanic Ash Advisory Center (“centre de conseil en cendres volcaniques”,) qui n’avait pas encore eu l’occasion de montrer son utilité. Il a préconisé d’étendre la mesure à tout l’espace aérien britannique. Londres l’a écouté, Berlin a suivi. De proche en proche, la paralysie a gagné l’Europe de l’Est, l’Ukraine, l’Arménie… » Bilan, des centaines de vols annulés, près de 2 milliards de dollars de pertes pour les compagnies aériennes. D’autres éruptions survenues depuis lors en Islande n’ont pas entraîné la moindre annulation de vol. « Ce n’est pas de l’incompétence, pointe René Zanni. C’est un problème systémique. Dans la gestion de crise, la sécurité est logiquement mise tout en haut de la pile des critères. Le point critique, ce sont les indicateurs de risque. Si vous ne retenez pas les bons, vous risquez de vous planter. »
Compter les morts du Covid, pas si simple
Dans ce registre, le confinement de mars et le demi-confinement d’octobre semblent pourtant fondés sur un indicateur net comme un coup de faux. Il s’agit des admissions de patients en danger de mort, de nature à submerger les capacités de réanimation. L’assignation à résidence des Français a été décidée, car « les autres options disponibles auraient coûté trop de vies », résument les auteurs de Covid-19 : une crise organisationnelle.
Selon Anne-Laure Boch, neurochirurgien à la Salpêtrière, à Paris, cette lecture est simpliste. Tout en déplorant la réduction obsessionnelle des coûts, au sein d’un secteur hospitalier « à l’os », elle pointe l’ambiguïté de la notion de surcharge des services de réanimation. « L’hôpital en France étant désormais géré à flux tendu, n’importe quelle crise est susceptible de dépasser ses capacités théoriques », souligne-t-elle. En pratique, pendant les pics de Covid, « les médecins ont fait face comme ils le font souvent, en triant les patients. La moraline ambiante empêche de le dire, mais c’est un aspect de leur métier. Il faut leur faire confiance. Envoyer en réanimation des malades très âgés et très fragiles relève de l’acharnement thérapeutique. Les taux de survie à six mois sont désastreux. »
Grand âge, insuffisances respiratoires, fragilités cardiaques: attribuer au Covid des morts provoquées par un bouquet de causes fait flamber les chiffres
Autre indicateur présumé robuste de la gravité de la crise, le nombre de morts du Covid est tout aussi délicat à interpréter. Dans une note trop peu commentée, publiée en avril 2020[tooltips content= »Alain Bayet, Sylvie Le Minez et Valérie Roux, « Mourir de la grippe ou du coronavirus : faire parler les chiffres de décès publiés par l’Insee… avec discernement », Insee, 7 avril 2020. »](2)[/tooltips], l’Insee souligne qu’il peut exister « un rapport de 1 à 10 entre le nombre de décès causés directement par la grippe et recensés comme tels dans les certificats de décès, et le nombre de décès dont l’épidémie est responsable » en comptant large. Grand âge, insuffisances respiratoires, fragilités cardiaques… Attribuer au seul Covid des morts provoquées par un bouquet de causes fait flamber les chiffres. Une des raisons pour lesquelles la Belgique a des indicateurs de mortalité par Covid parmi les plus élevés en Europe est qu’elle retient les décès par « suspicion » de Covid dans ses statistiques. L’Allemagne, à l’inverse, a des statistiques Covid restrictives. Il ne fait aucun doute que le coronavirus fera des dizaines de milliers de morts en Europe, mais suivre le nombre de décès en temps réel pour conclure que telle ou telle mesure porte ses fruits est hasardeux.
Hypercentralisation
Le conseil scientifique de treize membres mis en place par le gouvernement français le 10 mars a évacué ces sérieuses réserves méthodologiques, parce qu’il était « très hospitalo-centré », estime le sociologue Olivier Borraz. Banquiers, avionneurs, pétroliers ou restaurateurs, les lobbies économico-industriels, dont tant d’observateurs dénoncent l’influence sur la vie publique, ont été ignorés au moment de vérité, relégués dans l’antichambre. Issu d’une longue concertation, prêt depuis 2011, le plan « Pandémie grippale » a été laissé de côté, alors qu’il répondait assez bien à la situation. Le conseil scientifique s’est lancé dans un exercice d’improvisation totale. « On était sur une stratégie de protection des hôpitaux, rappelle Olivier Borraz. Si d’autres expertises avaient été convoquées, d’autres décisions auraient-elles été retenues ? Probablement. » Aujourd’hui, ajoute-t-il, le Conseil de sécurité et de défense qui a pris le relais intègre des expertises plus variées, mais « il fonctionne de manière très fermée, avec des critères peu explicités, pas débattus ». Depuis juin, pourtant, il était possible de consulter largement pour aboutir à une forme de gestion collective de la crise. Rien n’a été entrepris en ce sens. Les mesures coercitives et les restrictions de libertés descendent du sommet, sans que personne ne se donne la peine de justifier leur bien-fondé. Pourquoi limiter les promenades à un rayon de 1 000 m autour du domicile ? Pourquoi pas 500 m, ou 5 km ? À quoi bon le masque en école primaire, si les enfants l’enlèvent pour manger dans une joyeuse pagaille à midi ? Pourquoi des mesures nationales, alors que l’épidémie affiche des variations locales considérables, que personne ne prend le temps d’analyser ?
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En Italie encore, le second confinement est émaillé d’incidents violents à Naples, Milan ou Turin. Conscient de la tension latente, le gouvernement français ouvre les vannes. Les chasseurs peuvent chasser, les plaisanciers accéder à leurs navires pour les préparer à l’hivernage, les commerces « essentiels » restent ouverts. Au risque de multiplier les incohérences et d’attiser le soupçon qui monte : nos gouvernants ne navigueraient-ils pas à vue depuis des mois ? Henri Bergeron n’est pas loin de le penser. « Nous sommes face à un discours moralisateur et culpabilisateur reposant sur une énorme méfiance envers les administrés, mais à l’examen, on se dit que les élites sont beaucoup plus paniquées que les citoyens. »