La pandémie a permis à la médecine de triompher du politique et de défendre jusqu’à l’absurde la sécurité sanitaire, tandis que beaucoup de nos concitoyens se sont découverts une passion pour l’interdit et la contrainte.
La France et le monde ont été frappés par une épidémie qui a bien peu à voir avec la grippe espagnole d’après 1914, qui a tué 2,5 à 5 % de l’humanité (dont mes deux grand-tantes et leurs deux bébés), en priorité des enfants et des jeunes. À ce jour, le Covid-19 a tué 4 millions de personnes, soit 0,05 % de l’humanité, essentiellement des vieillards. Que n’aurait-on dit et fait si 100 à 200 millions de jeunes étaient morts depuis un an, peut-être pas grand-chose de plus ? De sorte que c’est moins la maladie qui intéresse le commun des mortels, que l’on ne saurait confondre avec les scientifiques et les professionnels – même si tout le monde croit l’être un peu devenu en un an et demi –, que les usages qu’en ont fait les médias et les responsables politiques mondiaux. Dans nombre de dictatures et de régimes autoritaires, la pandémie a été reçue comme une bénédiction pour régler des problèmes politiques et sociaux à coups d’oukases et de couvre-feux.
Une vaste machine à détourner l’opinion
Mais en Occident, en Europe de l’Ouest en particulier, dans nos régimes démocratiques, il est difficile de ne pas regarder l’inédite sarabande médiatique suscitée par la pandémie dans nos sociétés, asphyxiées de bons sentiments et de recommandations prophylactiques, pour ce qu’elle est devenue en opportunité pour les dirigeants : une gigantesque machinerie ayant détourné l’opinion publique de ses problèmes à la fois bien réels et angoissants, mais aussi de la marche du monde qui abaisse un peu plus chaque jour notre civilisation et ses prétentions. Foin des Gilets jaunes et de l’impasse des retraites ; foin de l’effondrement culturel et scolaire ; foin de la délinquance et du crash démographique de l’Europe ; foin de la marche sans scrupule des dictatures modernes ; foin de nos considérables faiblesses stratégiques (nous ne produisons ni médicaments ni ordinateurs) ; foin de l’effondrement de notre agriculture ; seule surnage, sur un mode apocalyptique, la question de l’écologie.
Que nous dit cette séquence sur nos sociétés et le processus de déclassement dans lequel elles sont engagées au regard de leur propre histoire et de la dynamique ascendante de l’Asie ? Un nombre considérable de choses, mais quatre m’ont particulièrement frappé.
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La première est l’apogée et le triomphe de la médecine et des médecins sur le politique, les corps et les esprits. Nos contemporains, depuis les années 1970, ont fait un sort aux cadres traditionnels de la société, les clercs de toutes sortes, qu’ils soient laïcs ou religieux, savants ou médiateurs, offrant leur destinée à deux groupes dominants : la société du spectacle et ses zélés serviteurs, et le monde de la santé (légal ou alternatif). Depuis un demi-siècle, l’inversion de la hiérarchie des salaires entre les différents métiers se passe de commentaires. La France est le pays qui consacre la plus grosse part de son PIB aux dépenses de santé en Europe, plus de 11 %, soit plus que la dîme en faveur de l’Église catholique sous l’Ancien Régime. La médecine est devenue, grâce à une allocation publique illimitée, un des moyens les plus efficaces de s’enrichir à bon compte. La crise du Covid-19 a parachevé cette évolution. L’homme sans Dieu s’en remet au seul tabernacle de son corps, pour lequel il semble prêt à céder sur tout. Les politiques ont pris acte de cette évolution et ont cédé un temps le pouvoir souverain au corps médical. Logiquement, celui-ci a fait sauter tous les plafonds de la dépense publique et du contrôle financier, livrant notre avenir à la régulation sanitaire et à ses excès les plus fous. Le médecin est devenu roi, et la cause du Covid sacrée.
Triomphe de la petite bourgeoisie hygiéniste
La seconde chose remarquable, quoique peu commentée, est que la crise a révélé une grande fatigue (à la fois individuelle et collective) de l’Occident, à la recherche d’une échappatoire au cours normal de son existence, représenté par une vie active exigeante. Cette échappatoire était d’autant plus aiguillée que le sentiment du déclin de la civilisation s’est installé dans les esprits. Les Français se sont montrés en majorité satisfaits de cesser de travailler pour changer de vie, ne serait-ce qu’un temps, d’échapper à la routine et aux contraintes, aux astreintes du travail, du commandement et à l’autorité de l’employeur. Sous réserve qu’ils touchent leur revenu, quoi qu’il en coûte. Sur fond de millénarisme relatif au climatisme, à l’écologisme, à la théorie de l’effondrement de la civilisation ou de la nature, etc., cette pause non choisie s’est apparentée pour nombre de Français à une bénédiction, bientôt ardemment souhaitée. La disparition de nombre de contraintes sociales, professionnelles, familiales, voire religieuses ou culturelles, a été saisie comme une chance à saisir, voire comme un état désirable. On se rappelle, pendant le premier confinement, comment La Poste a immédiatement cessé de fonctionner sans aucune raison, entravant la continuité du service public. Mais les exemples foisonnent. Tout le monde connaît des restaurateurs, employés, fonctionnaires ou indépendants qui ont saisi le travail à domicile comme l’opportunité de faire une longue pause. Les patients ont cessé d’être malades et, pour un temps, les médecins n’ont plus rien vu d’autre que du Covid et des déprimés. Des millions de travailleurs ont fait relâche, et des restaurateurs et entrepreneurs ne retrouvent plus leurs employés. La France fatiguée et déprimée s’interroge sur le sens même du travail (pas seulement en présentiel) et s’adonne quand elle le peut à une grande flemme très appréciée.
Le troisième point saillant renvoie au discours sur la protection de la vie – parfois appelé vie nue –, qui se félicite d’avoir sacralisé la vie au point de détruire l’économie et les relations humaines pour sa préservation. L’Occident serait si parfait qu’il peut s’anéantir pour la protection des plus faibles et des plus âgés (sans faire apparemment de lien avec la promotion antithétique de l’euthanasie et la réalité de l’eugénisme médical). Or on ne saurait occulter les conséquences tragiques et proprement inhumaines de cette nouvelle réalité. Au nom de la protection des personnes faibles, la France a été le théâtre de scènes de cruautés inédites. Qu’elles soient individuelles ou institutionnelles, nombre de mesures de restrictions ou d’interdiction ont allégrement bafoué la sacralité de l’existence et le respect minimal dû aux personnes, aux souffrants, aux mourants et aux morts. Pour la première fois dans l’histoire d’une civilisation, on a interdit à des familles et amis d’enterrer leurs morts. On a séquestré des milliers de vieillards et de mourants. Tel vieillard ou malade, sans aucun lien avec le Covid, privé de ses proches, est mort de détresse ou de solitude alors que rien ne le laissait présager. On a empêché des familles de voir des mourants et certaines ont dû tirer au sort pour savoir quel serait le dernier d’entre eux (enfants ou conjoint) à voir une mère cancéreuse avant son décès. Des conjoints ont été privés deux mois durant de leur vieux partenaire finalement décédé. Des croyants ont été privés d’un aumônier et des derniers sacrements, comme si nous n’étions que des larves. Avec bêtise ou cynisme, les institutions ont sauvé les mourants du Covid pour qu’ils meurent de leur maladie. La folie a cédé à l’absurde ; on n’en finirait pas de commenter un sadisme institutionnel que rien n’explique.
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La dernière chose qui m’a frappé est la manière dont le traitement de la pandémie a donné lieu au triomphe d’une petite bourgeoisie hygiéniste, scrupuleusement légaliste, bien que soumise à un discours public truffé de contradictions, mais qu’elle a tenté de suivre tant avec peur qu’avec passion. Dans les services de santé, dans les professions intermédiaires, les rouages administratifs, mais aussi dans toutes les professions, y compris les plus inattendues, une armée de pères Fouettard réglementaires s’est levée, qui ont semblé trouver un sens à leur existence finie. Sans réflexion ni raison, parfois avec cruauté, comme nous l’avons évoqué, parfois sous le coup de la peur – la mort de Dieu n’ayant laissé aucun espace d’espérance ni d’altruisme –, avec la passion de faire suivre aux autres les règlements en vigueur, toute une partie de la société est devenue l’auxiliaire zélé des politiques publiques. Conditionnée par les médias et une véritable propagande d’État, admonestée par des médecins médiatiques et par des fonctionnaires d’autorité, tenant peut-être là une revanche sur une situation objective de déclassement – tous étant cette fois égaux devant les contraintes, la maladie, les pénuries et les restrictions –, cette classe moyenne s’est adonnée à la passion de prohiber et de contraindre.
Il est piquant de constater qu’aux deux bouts de l’échelle sociale, rien de tel n’a été observé. Les classes populaires ont subi souvent sans mot dire, mais parfois en tentant d’échapper aux contraintes, qu’il s’agisse du travail ou des règlements contraignants. Que l’on se rappelle la mode des barbecues de banlieue lors du premier confinement, à tel point que la police aurait reçu des consignes de modération. Mais à l’autre bout de l’échelle sociale, toute une bourgeoisie a tenté par tous les moyens de prendre le large, en se réfugiant dans ses maisons de campagne – quitte à circuler sans scrupule en plein confinement –, à s’échapper en avion dès la levée des contraintes bloquantes, ou en se retrouvant dans des restaurants secrets, à l’instar de la célèbre « cantine » de BFM-TV, où le gratin de la chaîne déjeunait tous les jours jusqu’à ce que Le Canard enchaîné s’en saisisse.
Derrière l’altruisme et la générosité affichés, derrière de très nombreux gestes de solidarité et d’amitié active, et alors que tant de personnes fragiles (notamment les jeunes), malades, en formation ou ayant perdu leur activité, ont vécu des moments très difficiles, non sans conséquences sur toute leur existence (combien de jeunes verront leurs espoirs légitimes de réussite saccagés ?), il paraît utile de méditer sur ces dérives et ces tendances que la situation inédite de crise a fait affluer à la surface de nos existences.
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