Le virus aura-t-il la peau des comptoirs parisiens?
À quoi reconnait-on la fin d’une civilisation éclairée ? La fermeture des librairies ? Des théâtres ? Des centres culturels ? Des ateliers d’artistes ? Des commissions mixtes paritaires ? Des Ministères ? De l’école ? Notre pays s’en remettra à une seule condition: que les comptoirs restent ouverts ! Il en va de notre dignité. C’est une question de salubrité publique. Sinon, le peuple ne répondra bientôt plus de rien.
Notre identité bistrotière menacée
Dans la crise sanitaire que nous traversons, la distanciation menace le zinc et son expression fantasmagorique, notre identité bistrotière. Tout part de là ou se termine là, dans cet espace confiné et transparent, notre esprit querelleur, nos errances solitaires et nos amours contrariées y fermentent. Nous ne pouvons rien cacher aux autres. Tout le monde se regarde, se jauge, parle sans se forcer ou s’ignore magistralement. Le comptoir est le creuset de nos histoires personnelles. Un dernier sas de libertés avant les emmerdements à la maison, au boulot, dans le métro ou dans sa petite auto. Les cafés sont, à la fois, les témoins et les activateurs de notre sociabilité. Sans eux, que deviendrons-nous ? Des bêtes, des sauvages. Nous marcherions dans la ville, sans but et sans foi.
A lire aussi, Elisabeth Lévy: Garde ta main, je reprends la mienne!
Le bistrot donne aux Hommes une consistance (liquide le plus souvent) à leur existence brouillonne. Avouons-le franchement, Paris n’est pas reconnue et estimée, dans le monde entier pour la qualité de sa programmation artistique, ni la propreté de ses rues et encore moins pour la fluidité de sa circulation, elle doit sa permanence légendaire à sa kyrielle de bars, cette écharpe d’échoppes qui recouvre tous les arrondissements. Elle leur tient chaud durant l’hiver. Et aux beaux jours, elle s’envole pour découvrir ces parcelles de bonheur qu’on nomme communément les terrasses. Des lopins mitoyens et embrouilleurs qui grignotent le trottoir. Au pic de chaleur, ces terrasses bouffent tellement le bitume qu’elles bloquent le passage des poussettes et des vieillards.
Pour le beaujolais nouveau, on sera heureusement déconfiné
Les cafetiers rêvent, en secret, d’annexer toutes les rues de la capitale. Ces vendeurs d’anisette s’imaginent en bâtisseurs, en Baron Haussmann du percolateur. On donnerait cher, aujourd’hui, pour se faire arnaquer royalement d’un expresso au prix fort, juste pour le plaisir d’entendre ses voisins se plaindre et le garçon nous snober, ou encore, plus émouvant, feindre de s’être trompé en nous rendant la monnaie. Cette sociabilité à la française, riche et fugace, délétère et drôle, devrait être inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO. J’ose le dire, le bistrot, c’est ma vie. J’ai été élevé dans des caves remplies de foudres, gamin, je ne respirais pas l’encens sulpicien mais l’odeur de tanin qui prend à la gorge d’où ma prose titubante. Mon grand-père, pinardier de génie, le sens du partage et la science encyclopédique des alcools, une figure essentielle du Berry des années 1950-1960, piquait une colère noire quand il évoquait le « Vin de la courtille ». J’en ai appris la définition que très récemment en lisant L’argot du bistrot de Robert Giraud (la petite vermillon) : « En vieux français on appelle courtilles d’anciens jardins champêtres. Ce mot est encore en usage en Picardie dans le même sens, d’où vient ce proverbe « Vin de la courtille » pour mauvais vin, parce que les treilles des jardins n’en produisaient jamais de bon ».
A lire aussi, du même auteur: Face au chaos avec Albert Cossery
En fermant les bistrots parisiens, vous effacez plusieurs siècles de littérature. Assassins ! Le jour d’après Covid-19, j’espère qu’on leur accordera les mêmes prévenances qu’aux bibliothèques. Car, en plus d’étancher la soif, les cafés poussent les écrivains à polir de jolies phrases. Henri Calet se souvenait dans Les grandes largeurs (L’imaginaire/Gallimard) d’un café « d’aspect démodé, au coin de l’avenue Mac Mahon et de la rue de Tilsitt » où il avait rendez-vous avec une amoureuse : « La moleskine de la banquette était rouge et collante. La fièvre, c’est nous qui l’apportions ». Ou de la description fastueuse d’un bistrot par Jean Follain dans Paris (Phébus/Libretto) : « Le comptoir du Vieux Paris en magnifique étain décoré d’une bordure de pampres fait époque ; sa fontaine est surmontée d’un moissonneur de bronze ; une fine décoration Directoire orne la glace de fond. Dans un aquarium encastré au mur nagent de petits poissons de Seine, dons de mariniers et d’agents de la fluviale ». Plus populiste et acide, René Fallet, l’ex-Zazou de la banlieue Sud-Est, débouchait son litron de mélancolie dans Le beaujolais nouveau est arrivé (Folio) : « Le Café du Pauvre était le plus anachronique débit de boissons de Villeneuve-sur-Marne […] On n’y jouait pas au tiercé, on n’y regardait pas la télévision, on n’y écoutait pas la radio. Le monde entier restait à la porte. Les guerres mondiales seules y soulevaient un faible écho vite assourdi par le bruit des cartes des beloteurs ».
Si vous supprimez les bistrots de notre topographie intime, vous tuez notre raison de vivre. À votre santé !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !