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La dépression, cadeau de l’Evolution

Peggy la Science


La dépression, cadeau de l’Evolution
© Baltel – Loic VENANCE / AFP

Il manquait une rubrique scientifique dans Causeur. Peggy Sastre vient combler cette lacune. À vous les labos!


Si les prédictions sont particulièrement difficiles en ces temps d’extrême incertitude, on n’a pas besoin de trop se mouiller pour flairer que le désormais fameux « monde d’après » – qu’il serait d’ailleurs plus judicieux de qualifier de « monde en plein dedans » – ne sera pas fait de lendemains qui chantent. Même quand on n’est pas infecté par le Covid-19, les mesures si pénibles pour les primates sociaux que nous sommes – le confinement, le masque obligatoire partout y compris là où il n’est pas sanitairement pertinent, la distanciation physique – ainsi que le défilé d’informations anxiogènes et la récession économique s’installant aux quatre coins de la planète ne sont pas générateurs d’une santé mentale aux petits oignons. Et c’est le moins qu’on puisse dire. Dès le 15 avril, un article du Lancet insistait ainsi sur « l’urgence » d’un effort de recherche massif et pluridisciplinaire sur les aspects « psychologiques, sociaux et neuroscientifiques de la pandémie ». Quelques jours plus tard, dans la même revue et avec la même acuité, une autre publication alertait de la très forte probabilité d’une flambée de suicides – ce fut le cas aux États-Unis lors de la grippe espagnole (1918-1919) et à Hong Kong lors du SRAS (2003) – et en appelait, là encore, à un sérieux retroussage de manches pour comprendre et prévenir les effets les plus délétères du SARS-CoV-2 sur nos cervelles.

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L’humeur basse – la dénomination générique des symptômes dépressifs allant de la démoralisation au manque d’énergie en passant par le pessimisme, l’évitement des risques et le repli sur soi – n’est cependant pas un phénomène spécifique à notre époque infectieuse. Cela fait un paquet d’années que la dépression est considérée comme un des problèmes médicaux les plus urgents pour notre espèce. On sait, par exemple, qu’elle cause plus d’années d’invalidité que n’importe quelle autre maladie. Ou que le suicide, son compagnon d’infortune, est l’une des principales causes de décès dans les pays riches. Avec des évolutions néanmoins contrastées selon les régions du monde : en France, les chiffres baissent depuis trente ans, mais aux États-Unis, ils en sont à près de 25% dans les dents depuis 1999.

Reste que si elle peut être éminemment pathologique, la douleur psychique n’a rien d’une anomalie qu’il faudrait raser au bulldozer. Comme la douleur physique, la douleur mentale est un signal d’alarme permettant aux êtres vivants d’échapper à des situations qui leur sont nuisibles et de les éviter si elles en viennent à se reproduire. De mettre un frein à des comportements qui les mettent dans de sales draps – en particulier socialement – ou qui gaspillent des ressources qui ont toujours la mauvaise idée de ne jamais être infinies. Darwin ne disait pas autre chose dans son autobiographie posthume : « Toute douleur ou souffrance de trop longue durée est cause de dépression et d’un pouvoir d’action aboli ; mais elle est bien adaptée pour protéger une créature d’un mal grave ou soudain. »

Le psychiatre britannique John Price est l’un des premiers à avoir décelé une fonction majeure de la dépression en observant des gallinacés, animaux où la hiérarchie est très importante. En anglais, on ne parle pas de « pecking order », littéralement d’« ordre de picorage », par hasard: les poulets les plus hauts placés mangent en premier et la vile volaille passe après tout le monde, tout en prenant plus souvent qu’à son tour de méchants coups de bec. Price montre que lorsqu’ils perdent un combat, et dès lors des échelons dans la hiérarchie, les poulets ont tendance à s’isoler et à gagner en servilité. Pourquoi ? Parce que cela réduit les risques de se faire tabasser (en équivalent poule) par les patrons de la basse-cour. Chez les singes vervets, les nuances sociales de la dépression sont encore plus visibles. Ces primates vivent en petits groupes mixtes. Le mâle alpha, qui s’arroge la part du lion des ressources reproductives (les femelles) de son clan, arbore de magnifiques testicules cyan. Mais de telles armoiries ne sont pas garanties à vie : s’il perd un combat avec un autre mâle, il va s’isoler, se rouler en boule, se balancer d’avant en arrière et ses gonades passeront au gris souris. Pour Price, ces changements signalent une « capitulation involontaire » : lorsqu’il montre à tout le monde qu’il n’est plus une menace, le perdant indique au mâle dominant qu’il n’a plus besoin de se fatiguer à lui taper dessus. Il arrive donc que la déprime soit un mécanisme de défense : lorsque les augures ne vous sont pas favorables, mieux vaut baisser ostensiblement les bras, afficher que l’on cède, plutôt que risquer d’être agressé et perdre davantage de plumes dans la manœuvre.

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D’autres atouts protecteurs de l’humeur basse sont de nature plus cognitive. C’est ce qui se passe avec le « réalisme dépressif », soit le fait, attesté par des dizaines d’études et dans de nombreuses cultures depuis sa première conceptualisation en 1979 par Lauren Alloy et Lyn Yvonne Abramson, que la dépression est un vecteur de lucidité. Demandez à des gens d’appuyer sur un bouton qui ressemble à un interrupteur – alors qu’en réalité l’ampoule de l’expérience s’allume et s’éteint de manière aléatoire – et la plupart seront persuadés d’être les maîtres du clignotement. Les sujets déprimés, par contre, seront plus nombreux à admettre leur impuissance, avec une prise de conscience survenant en outre plus rapidement. Avec toutes les pincettes avec lesquelles il est désormais opportun de prendre les études en psychologie sociale, le fait est qu’il y en a une tripotée qui montrent que lorsque notre humeur est poussée vers le bas (à l’aide d’histoires ou de films tristes), nous avons tendance à gagner en sagacité et en clairvoyance.

On retombe ici sur une caractéristique fondamentale de notre appareil cognitif : notre cerveau n’est pas « fait » (alias « n’a pas été façonné par l’évolution ») pour voir le monde tel qu’il est, mais tel qu’il nous arrange, c’est-à-dire pour y sélectionner les informations qui nous seront les plus utiles en fonction de telles ou telles circonstances. Lorsque les ressources sont abondantes, les pathogènes discrets et le champ des possibles reproductifs foisonnant, voir la vie en rose nous permet d’en tirer toujours plus profit en boostant notre optimisme, notre énergie et notre envie de prendre des risques. À l’inverse, quand les nuages l’obscurcissent, voir la vie en (un peu plus) vrai permet d’éviter davantage de casse. Cela ne console pas des millions d’existences qui ont été, sont et seront lésées, voire perdues, dans la guerre psychologique du Covid-19, mais cela nous rappelle, une nouvelle fois, que « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » – un bon slogan publicitaire pour notre patrimoine génétique. Et aussi une bonne raison de ne pas (totalement) s’abîmer dans le désespoir.

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Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur




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Peggy Sastre est une journaliste scientifique, essayiste, traductrice et blogueuse française. Dernière publication, "La Haine orpheline" (Anne Carrière, 2020)

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