La pandémie a créé une nouvelle fracture générationnelle. Peut-on demander aux jeunes de sacrifier leur avenir pour les boomers qui n’ont connu ni la guerre ni la crise, mais profité de la croissance, de l’État providence et de la révolution sexuelle? Surtout quand c’est l’inconscience de ces mêmes boomers qui est responsable de la très mauvaise passe que nous traversons.
Daniel Cohn-Bendit et Alain Juppé ont soufflé tous deux leurs 75 bougies cette année. Dany est né le 4 avril 1945 (à Montauban, bien malgré lui), Alain l’a suivi de peu le 15 août de la même année. Tous les natifs des années d’après-guerre n’ont pas vécu une gloire identique ni une carrière équivalente à celles de nos deux séniors ceintures noires de progressisme. Mais ils ont tous grandi, appris, aimé et travaillé dans des conditions rétrospectivement bénies. Trop jeunes pour être mobilisés par les guerres d’Indochine ou d’Algérie, ils n’ont connu jusqu’en 1973 que croissance à deux chiffres, plein emploi et libération sexuelle. Sur une bande-son qui continue à faire rêver la jeunesse de 2020 – des Beatles au Velvet Underground, des Stones aux Floyd –, ils se sont émancipés des besogneuses pesanteurs de leurs aînés, tout en bâtissant une société prospère. Adossés à celle-ci, ils ont mis en place un État-providence qui a ridiculisé les espoirs les plus fous des marxistes-léninistes : Sécurité sociale, allocations diverses toujours plus munificentes, assurance chômage. Ce que la CGT appelait la « retraite des morts » – car à peine la prenait-on qu’on filait au cimetière – ne fut bientôt qu’un mauvais souvenir tant l’augmentation de l’espérance de vie fut spectaculaire. Ce n’était plus quelques mois de pensions chétives que touchaient des vieillards, mais une rente servie parfois durant plusieurs dizaines d’années, surtout quand, à l’instar des salariés de la RATP, on prend sa retraite (généreuse) à 55 ans et en pleine forme.
Dany et Alain savaient que leurs enfants – s’ils en avaient – disposeraient d’un confort matériel supérieur encore au Frigidaire et à la 4 CV qui les faisaient fantasmer à 15 ans. Les bambins, au reste, grâce à la contraception, ils ont pu commencer à les planifier et non plus à les subir. Cet acquis majeur (en premier chef pour leurs copines) leur a donné la possibilité d’avoir moins de mouflets, plutôt d’ailleurs à 30 ans qu’à 20, voire pas d’enfants du tout (Dany n’en a longtemps pas eu avant d’apprendre, en 2008, qu’il était père d’une fille de 35 ans). Plus le modèle social français se montrait généreux, moins les baby-boomeuses et leurs sœurs cadettes accouchaient. Ce déséquilibre de la pyramide des âges induisait un problème de financement que, de Mitterrand à Hollande, on s’est appliqué à nier, minorer, puis à colmater en s’endettant chaque année plus massivement. Ce fut aussi et surtout l’argument imparable pour justifier l’immigration : les boomers nous demandaient d’adopter des enfants africains de 25 ans, en lieu et place de ceux qu’ils n’avaient pas voulu élever. (« Vous verrez, ils sont une chance » nous ont-ils juré.) Il fallait bien payer les retraites, et quelle différence entre un Tunisien et un Breton de 25 ans ? Vous êtes raciste ?
Lors de la Première Guerre mondiale, la France a accepté la boucherie des tranchées. Elle y sacrifia le quart de ses forces vives
Et puis il y eut bien sûr Mai 68, Dany le Rouge et toute la lyre. L’explosion des droits individuels s’est, au début, confondue avec l’intérêt général (l’égalité entre les hommes et les femmes, la dépénalisation de l’homosexualité, le bannissement du racisme, etc.). Le début des années 1970 figure cet instant pompidolien d’équilibre désormais chimérique entre droits individuels et devoirs collectifs. Jusqu’à ce que la mécanique déraille et mute en droits des minorités, sexuelles, sexuées, religieuses, raciales. D’abord honorées du sceau des droits de l’homme, ces évolutions sociétales se sont progressivement muées en harcèlement tyrannique de la majorité silencieuse et repentante. Ce cocktail juridico-médiatique a constitué le terreau de l’abolition des frontières, du relativisme culturel et des luttes intersectionnelles – ce racisme anti-Blanc subventionné par les impôts des beaufs. Le pacifisme des années peace and love a accouché d’un esprit munichois incarné par les bougies et les nounours avec lesquels, niaiseux, nous pensons faire reculer les islamistes. En 1977, la France expulsait un peu moins de 5 500 étrangers par an pour menace à l’ordre public. En 2019, grâce aux multiples entraves juridiques européennes auxquelles l’intérêt général a été sacrifié, nous n’en avons péniblement expulsé que 383[tooltips content= »Patrick Stefanini, « Le fruit amer du désarmement de l’État », Le Figaro, 19 octobre 2020. »](1)[/tooltips]. La menace étrangère aurait-elle été divisée par 15 entre-temps ? Cela ne constitue pas le sentiment dominant à ma connaissance, ni celui de la famille de Samuel Paty…
Voilà le legs des Dany et Alain, un héritage que l’on a le droit de refuser, tant le passif semble supérieur à l’actif. Les Dany libertaires nous laissent un pays où la censure règne partout et d’abord sur des caricatures. Les Alain, gestionnaires hors pair, nous font cadeau d’une France percluse de dettes. Les deux faillitaires minimisent la guerre civile de basse intensité qui nous oppose au sunnisme radical, un ennemi prêt, lui, au sacrifice et qui dispose d’une cinquième colonne nichée au sein de la plus importante communauté musulmane d’Europe. Une cruelle réalité, également niée pendant trente ans avec fureur, puis minorée et désormais prétendument prise à bras-le-corps par les successeurs de Dany et Alain – aussi crédibles pour assumer cette charge qu’une nonne à la tête d’un club échangiste.
Affligés d’un état obèse percepteur des impôts les plus élevés du monde, nous constatons avec effarement l’incapacité du Léviathan à assurer ni notre sécurité ni le maintien d’un semblant d’ordre sur l’ensemble du territoire. La Justice française met des années à rendre un jugement, nos prisons sont délabrées. Nos instituteurs, nos médecins, nos infirmières se voient sous-payés. Et, cerise moisie sur ce gâteau avarié, le « meilleur système de santé du monde » a montré son vrai visage à l’occasion de la crise de la Covid. Suradministré, l’hôpital – comme tout le pays – peine à justifier les 11 % du PIB que nous lui consacrons. Quant aux différentes couches administratives égarées dans leurs propres méandres, le terme suranné de pétaudière les décrit avec justesse.
Mais pour nos aimables Dany et Alain, ce n’est pas encore assez. Cette génération déjà coupable d’une criminelle insouciance s’arroge aujourd’hui le droit d’exiger un dernier sacrifice avant de tirer sa révérence. Trois fois rien. Afin de vivre quelques mois ou quelques années de plus – ils ont 75 ans et l’espérance de vie d’un Français est de 79 ans –, ils souhaitent que les actifs, les étudiants et les plus jeunes cessent toute vie sociale, culturelle et affective, bannissent toute fête et fassent des études à demi. Ils acceptent néanmoins – du bout des lèvres – qu’une partie de l’économie continue à tourner, mais au ralenti, à l’unisson de cette demi-vie.
Ce sera, hélas !, sans moi, et pour utilement préciser ma pensée, je leur suggérerais même bien d’aller se faire foutre. Si l’attention que nous portons à la santé des plus fragiles démontre notre humanité, que dire d’un lock-out auto-infligé qui pousse au suicide des étudiants ne trouvant plus de stage ? Quand notre humanité se résume à hypothéquer l’avenir des moins de 30 ans, elle confine au suicide collectif façon secte, commis par les adorateurs d’un éternel présent.
Notre bien-aimé président a déclaré que nous étions en guerre contre la Covid. Il n’existe pas de conflit collectif sans esprit de sacrifice. Lors de la Première Guerre mondiale, la France a accepté l’abjecte boucherie des tranchées. Elle y sacrifia le quart de ses forces vives, ses Apollinaire, ses Péguy. Si tous les Dany et Alain de France souhaitent éviter les 2 % de malchance de mourir du coronavirus, libres à eux de se cloîtrer pour rédiger leurs mémoires (que j’achèterai seulement dans la perspective d’une rupture de stock prolongée de papier toilette). Que ceux de cette génération qui entendent jouir jusqu’au bout de la vie, et je les y encourage, acceptent l’idée qu’ils n’iront pas en réanimation en cas de Covid à complication. Ceci afin de ne pas engorger les hôpitaux et de permettre à de jeunes cancéreux ou diabétiques de poursuivre ou d’entamer leurs traitements. Une guerre pour laquelle se sacrifieraient les anciens dans le but d’épargner l’avenir de leurs enfants et de leurs petits-enfants, voilà sans doute qui aurait enthousiasmé les septuagénaires de 14-18.
Dany et Alain, un peu de courage, merci. Un peu de pudeur aussi. Laissez les plus jeunes essayer de sortir du bourbier dans lequel vous les avez mis, sans exiger qu’ils persistent dans la voie suicidaire que vous leur avez tracée.