Ne plus exiger l’intégration ou l’assimilation des immigrés mène la nation française à la partition. Et à sa disparition. Cette idéologie migratoire qui sacralise « l’étranger », qui trouve son origine chez Sartre, est encore défenduepar cette gauche qui considère qu’être français n’est pas une identité. Une analyse issue de notre grand dossier du magazine de septembre « Souriez, vous êtes grand-remplacés », derniers jours en kiosques.
De Napoléon à De Gaulle, notre pays a su maîtriser l’immigration à travers une véritable politique des étrangers. Ce sont des considérations d’utilité et d’assimilation qui ont gouverné cette politique. La question de la place et du statut des étrangers était subordonnée, comme n’importe quelle autre question politique, à celle de l’intérêt général. On ne se plaçait pas du point de vue de l’immigré ni d’une identité qu’il aurait à préserver et qu’il faudrait reconnaître. Après tout, c’est lui qui avait fait le choix de venir chez nous en émigrant, et ce qu’on lui proposait, c’était de devenir semblable à nous. L’assimilation était assumée fièrement comme un don et une générosité, comme la possibilité d’une « adoption nationale ».
Nous avons cherché à saisir le moment idéologique où bascule cette tradition décomplexée de l’assimilation [1], ce moment de renversement copernicien par lequel ce n’est plus l’étranger qui tourne autour de l’astre de la France, attiré par lui, mais où c’est la France qui se met à tourner autour de l’astre de l’étranger. On ne se demande plus ce que l’étranger peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour lui, estimant que nous n’en faisons jamais assez.
Tout commence par la dépolitisation de l’immigration au profit d’une approche purement morale de celle-ci. L’absolutisation du point de vue moral, le moralisme, est la grande rupture introduite par une forme d’idéologie que nous appelons l’idéologie migratoire.
C’est dans l’œuvre de Sartre et dans son « engagement » que se noue pour la première fois le triple verrouillage moralisateur sur lequel repose l’idéologie migratoire : la honte de la nation et de sa tradition assimilatrice, la promotion de l’« identité » des victimes de l’assimilation, l’engagement politico-médiatique en faveur de leur « reconnaissance ». On attribue souvent aux penseurs de la « déconstruction » l’origine de cette idéologie. Il est vrai que la thématique de l’« hospitalité inconditionnelle », développée par Derrida dans plusieurs ouvrages, tendant à sacraliser l’étranger et à absolutiser le devoir moral de l’accueil, inspire les militants actuels de l’idéologie migratoire. Mais Derrida, tout comme Foucault d’ailleurs, a reconnu sa dette à l’égard de Sartre. Celui-ci a eu une influence déterminante sur la réorientation moralisatrice et culpabilisatrice de la gauche intellectuelle française.
C’est à partir de sa Réflexions sur la question juive que Sartre aborde la question de l’assimilation. Tout le programme assimilationniste porté par la Révolution française est inversé dans ce texte datant de 1946. On se souvient de la phrase de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus. » Cela signifie que la France reconnaît les juifs en tant que citoyens, ayant les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens, et devant par conséquent mettre leur judaïsme au second plan. La France reconnaît des Français juifs et non des Juifs français. Sartre fait peser le soupçon d’antisémitisme et de racisme sur ce programme assimilationniste qu’il veut inverser. Pour lui, la reconnaissance de l’« identité » doit primer sur l’appartenance citoyenne à la nation : c’est ce qu’il appelle le « libéralisme concret », lequel est en réalité une ébauche de programme multiculturel. Ce qui est « concret » pour Sartre, c’est l’identité de l’individu définie par la religion, la race ou le sexe. Ce qui est abstrait et aliénant, ce qui vient détruire et menacer cette identité concrète, c’est l’assimilation à la démocratie nationale. Selon Sartre, le démocrate « souhaite séparer le juif de sa religion, de sa famille, de sa communauté ethnique, pour l’enfourner dans le creuset démocratique, d’où il ressortira seul et nu, particule individuelle et solitaire, semblable à toutes les autres particules. C’est ce qu’on nommait aux États-Unis, la politique d’assimilation. Les lois sur l’immigration ont enregistré la faillite de cette politique et, en somme, celle du point de vue démocratique. »
Sartre est ainsi le précurseur de l’hystérie moralisatrice du gauchisme actuel. Il commence par faire déteindre sur la tradition assimilationniste française le sort fait aux Noirs aux États-Unis et, pire encore, le sort fait aux juifs durant la Seconde Guerre mondiale, se permettant une métaphore renvoyant implicitement à l’horreur des chambres à gaz (« enfourner »…). L’assimilation, rapprochée de la destruction physique et morale des juifs, devient ainsi coupable de détruire l’identité des immigrés. Rappelons-nous qu’aujourd’hui un Erdogan demande à ses compatriotes émigrés en Europe de ne pas s’assimiler, comparant l’assimilation à un crime contre l’humanité…
Cette critique et cette honte de la tradition française de l’assimilation, inaugurées et cultivées par Sartre, tradition à laquelle un de nos plus grands historiens, Fernand Braudel, se réfère dans L’Identité de la France en écrivant que l’assimilation est « le critère des critères pour une immigration sans douleur », vont malheureusement cheminer au sein de la gauche, et plus particulièrement du Parti socialiste. Le modèle de l’assimilation, timidement poursuivi par Pompidou et Giscard, est abandonné sous Mitterrand, cet abandon étant masqué par un nouveau concept, l’« intégration », et un nouveau slogan, le « vivre-ensemble ». Avant même l’invention de SOS Racisme par le Parti socialiste, ce dernier s’était converti au droit à la différence et à une conception de plus en plus multiculturelle de la société. Dans le « Projet socialiste pour la France des années 80 » on pouvait déjà lire : « Les socialistes entendent reconnaître aux immigrés le droit à leur identité culturelle. La transmission de la connaissance et de la culture nationale à leurs enfants sera favorisée par tous les moyens. Car il n’est pas question de rompre avec leur pays d’origine. […] Il faut préparer les nations les plus riches, dont la France, à envisager leur avenir en termes communautaires. »
« Identité », le mot était donc lâché dès 1980. Alors que la politique d’assimilation met au second plan l’« identité » des immigrés, l’assimilation supposant une forme de « sublimation » et de dépassement de celle-ci, la politique d’intégration fait de l’identité une richesse devant laquelle il faut s’incliner. Le président du Haut Conseil à l’intégration, Marceau Long, avait été bien choisi par Michel Rocard puisqu’il avait exprimé, dès son rapport de 1988, « Être français aujourd’hui et demain », sa défiance pour le terme d’assimilation, au nom de la nécessaire reconnaissance de l’identité de l’immigré : « L’expression est regrettable, puisqu’elle semble impliquer que les étrangers perdent leurs caractéristiques d’origine pour devenir seulement des Français. » On appréciera le « seulement des Français » qui montre à quel point le « travail de taupe » de la honte de la nation et de culpabilisation de l’assimilation instauré par Sartre a fait des dégâts auprès les élites françaises.
Même chez Chevènement, le plus lucide des socialistes sur cette question, on retrouve cette méfiance à l’égard de l’assimilation : « Le mot assimilation semble signifier une réduction à l’identique […]. Finalement le mot le moins mal approprié est celui d’“intégration”, car il accepte les différences mais dans le cadre républicain. » Mais les « différences » sont parfois des contradictions, contradictions entre les mœurs mais aussi contradiction entre les mœurs et les lois. Comment respecter l’identité de l’immigré dans la sphère privée, et penser qu’il va respecter des lois qui sont le reflet de mœurs nationales bien plus profondes auxquelles il n’adhère pas ? Comment croire, par exemple, que la relégation de la femme dans la sphère privée se transmutera magiquement en respect des lois sur l’égalité homme-femme dans la sphère publique ?
Afin de réduire cette contradiction entre les mœurs étrangères et l’esprit de nos lois, il ne restait plus qu’à renoncer complètement à celui-ci en prônant l’inclusion. Afin que l’étranger ne ressente plus de contradiction entre ses mœurs et nos lois, il fallait que nous le laissions être lui-même et que nous lui facilitions la tâche en renonçant à être nous-mêmes. La bienveillance à l’égard de la « différence » de l’étranger devait donc faire un pas supplémentaire. Ce fut le cas dans le projet de refonte de la politique d’intégration commandé par le Premier ministre J.-M. Ayrault en 2013. Ce projet donna lieu au fameux rapport Tuot, « La Grande Nation : pour une société inclusive », dans lequel on pouvait lire : « Il ne s’agira jamais d’interdire aux étrangers d’être eux-mêmes, mais de les aider à être eux-mêmes dans notre société. » Certes, le projet fut retiré devant les réactions, mais qu’il ait pu être commandé à ce niveau du pouvoir était le symptôme de la victoire de l’idéologie migratoire.
C’est donc ce long renoncement à l’assimilation, sous l’influence de l’idéologie migratoire, ce long renoncement à être soi, qui rend possible l’immigration de masse. L’assimilation n’est plus la condition de la naturalisation, même si elle le reste formellement dans le Code civil, elle produit des Français demeurant étrangers. Risquons un parallèle : de même que la scolarisation, devenue elle aussi formelle, car elle n’exige plus rien des élèves, produit en masse des bacheliers demeurant incultes, l’assimilation, vidée de toute exigence, produit des Français demeurant étrangers, des « Français de papiers ».
Mais l’idéologie migratoire n’aurait pu produire un tel renoncement si elle n’avait trouvé un écho dans la manière par laquelle tout un peuple se représente et expérimente désormais ce qu’il est. C’est parce que nous avons perdu l’exigence du lien national, parce que nous n’exigeons plus rien de nous-mêmes en tant que nation, que nous acceptons de ne plus rien exiger des immigrés. Pourquoi serions-nous choqués par l’absence d’assimilation de ceux-ci puisque nous sommes nous-mêmes en état de décomposition et de désassimilation ? Les chiffres peuvent alors défiler sous nos yeux hagards et les enquêtes se multiplier. Ils ne signifient plus rien. Si nous ne sommes plus un « nous » collectif, nous ne pouvons plus, non plus, appréhender l’existence même des étrangers, l’étranger n’étant par définition pas seulement l’autre que « moi », mais l’autre que « nous »… « Nous sommes tous des immigrés », entonnerons-nous alors en chœur avec l’idéologie migratoire.
Nous voici ainsi revenus à la situation de ces peuples non politiques, décrite par Mauss reprenant Aristote [2], qui ne se sont pas aperçus qu’ils étaient envahis, tout simplement parce que leur lien national était trop distendu pour qu’ils soient encore réceptifs à l’intrusion de l’étranger : « Aristote disait que Babylone n’était guère à décrire comme une polis, […] car on dit que trois jours après sa prise une partie de la ville ne s’en était pas encore aperçue. La solidarité nationale est encore en puissance, lâche en somme dans ces sociétés. Elles peuvent se laisser amputer, malmener voire décapiter ; […] Elles ne sont ni vertébrées ni fortement conscientes ; elles ne sentent pas de peine à être privées même de leurs traits politiques et acceptent plutôt le bon conquérant qu’elles n’ont le désir de se gouverner elles-mêmes. »
C’est cet amorphisme de son peuple et la trahison d’élites acquises à l’idéologie migratoire qui précipitent la France, l’un des plus vieux et des plus solides États-nations européens, selon Mauss lui-même, vers une décomposition qui semble ne plus avoir de fin.
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[1] Voir notre Éloge de l’assimilation : critique de l’idéologie migratoire, Le Rocher, 2021.
[2] Voir Marcel Mauss, La Nation, « Quadrige », PUF, 2013.