Etienne Klein publie « Courts-Circuits » (Gallimard, 2023). Malheureusement, les démonstrations du physicien ne parviennent pas toujours à convaincre le béotien…
Un court-circuit est rarement de bon augure : il provoque la panne de courant, voire l’incendie. Pourtant, Etienne Klein, l’alpiniste – philosophe – physicien « vulgarisateur » bien connu – 26 ouvrages au compteur, sans compter les films, les articles, les interventions, les préfaces, les émissions, le site internet… – décide de multiplier l’étincelle électrique, sous les espèces d’une dizaine de petits chapitres numérotés de un à 10, mais qu’il nous invite à picorer selon notre caprice dans l’ordre ou dans le désordre. Sciemment sans queue ni tête, ce court « essai » intempestif se donne ainsi pour un vagabondage disparate, passant du coq à l’âne à bride abattue sans trop se soucier d’ordonnancement diégétique.
Etienne Klein a tout lu
A l’auteur, on imagine que l’exercice ne fut pas déplaisant. Le lecteur n’y trouve pas forcément son compte. Malicieux, voire étincelant – car Klein sait briller, et sait trop bien qu’il est brillant -, grevé de citations en épigraphe – car Klein a tout lu – , son petit volume tient plus du recueil que du missel. C’est avec philosophie, adossé à Paul Valéry que dans son texte liminaire, l’auteur surdoué célèbre « l’intelligence des mains » à travers la mémoire de Pascal, non pas celui du « pari » mais Pascal son frère aîné mécano, mort subitement un soir de réveillon, il y a un peu plus de deux ans.
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Hommage appuyé à Michel Serres (1930-2019), le second texte milite pour une pensée croisant sciences dures et sciences humaines, réconciliant poème et théorème… Quitte à risquer de mauvais calembours – Einstein, des Stones – le jeu des rapprochements incongrus rabat le père de la relativité sur le groupe de musique immarcescible, par le vecteur de la langue, au propre comme au figuré. Ainsi Etienne Klein nous brosse-t-il la saga du « logo le plus iconique de l’histoire du rock : une sorte d’écho graphique épuré de la bouche lippue de Mick Jagger. Symbole à la fois d’insolence et de provocation sexuelle, cette langue tirée entre deux grosses lèvres se démultipliera – exactement comme celle, plus pointue, d’Einstein en 1951 », soit la célèbre photo qui « lui collera ensuite à la peau tel un tatouage indélébile, autant que la pomme à celle de Newton » …
S’ensuit, sous la plume de notre fringuant mémorialiste, des variations vertigineuses connectant le physicien Niels Bohr et son confrère sous l’angle de la mécanique quantique telle que revisitée dans les années 1980 par Alain Aspect, alchimie littéraire établissant, s’il faut l’en croire, « au sein même de l’espace-temps, par l’entremise de quelque trou de ver ou de riff rageur, une étrange connivence (…) entre Albert Einstein et les Rolling Stones ». Pourquoi pas ? La prose érudite et claironnante d’Etienne Klein se pose sur les concepts comme un pinson sur des branches au volume intimidant : « La raison rend-elle raison de la déraison ? » s’interroge un chapitre entier, sautant d’Ampère à Montaigne en passant par les mathématiciens grecs, le fondateur de la théorie des ensembles Georg Cantor, Michel Foucault et la conjecture de Poincaré…
Combinaisons mentales
Ces assauts d’intelligence donnent un peu le tournis, d’autant qu’ils coudoient, de l’aveu même de notre auteur, des « questions à la fois obligatoires et vaines » comme de savoir si l’on aurait été résistant ou collabo, prélude à développements virtuoses autour de Jean Cavaillès, philosophe mathématicien « finalement condamné à mort le 4 avril 1944 par un tribunal militaire allemand et fusillé le lendemain même, à Arras ». Survols hâtifs de l’histoire des sciences ? Réflexions impromptues sur des énoncés complexes, revisités à l’aune des ultimes découvertes de la science – par exemple la loi de la chute des corps ?
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Ces Courts-circuits de très haut voltage corroborent le constat dirimant émis par Etienne Klein, invoquant par la voix d’un proche de René Girard, Jean-Pierre Dupuy « l’incroyable inculture de nombreux intellectuels français en matière scientifique et technique, à commencer par leur rapport aux mathématiques ». Hé oui, il y a des cerveaux rétifs aux maths, c’est comme ça. Intellectuel ou pas, quel n’est pourvu d’un tel bagage peinera, avouons-le en toute modestie, à suivre Etienne Klein dans chacune de ses combinaisons mentales : si, par exemple, le récit de ses expériences personnelles d’« impesanteur » (chap. VIII) est probablement accessible au commun des mortels, les digressions autour des « chambres à bulle » et du « principe d’incertitude », ou encore les télescopages sur les heurs de la gravitation, d’Aristote à Einstein en passant par Galilée, nous restent presque aussi hermétiques que leurs imprescriptibles formulations mathématiques. Bref, la résolution de cette « chimie nouvelle » n’est pas tout-à-fait gagnée : le livre refermé, n’en déplaise à Etienne Klein, on se sent encore plus bête qu’on ne croyait. Français, encore un effort si vous voulez être savants.
Courts-Circuits. Essai d’Etienne Klein. NRF Gallimard, 210 pages.
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