Cher connard, le nouveau roman de Virginie Despentes, est le livre le plus discuté de la rentrée… Et si l’auteur de Baise-moi et King Kong théorie était devenu en douce un écrivain du bonheur ? Scandale.
L’amour est-il encore possible ? Les corps ont-ils supplanté les âmes ? Et si tout n’est qu’emprise (ou méprise), que reste-t-il à désirer ? Au-delà de la violence verbale, et des invectives qui ne sont qu’exhortations au combat, c’est le thème presque inavouable de ce roman – une sombre rhapsodie.
Dans l’allure d’une provocation appuyée et candide, Virginie Despentes nous parle d’aujourd’hui. Sans aménité. À la faveur d’une relation épistolaire, d’abord hostile puis douce, entre une actrice d’un certain âge et un écrivain me-too-isé – entrecoupée d’un monologue vengeur –, elle nous informe, c’est gentil !, de ce qui ne tourne pas rond dans la métaphysique des mœurs.
Cher connard – avec un titre pareil, on sait d’emblée qu’on n’est pas dans un roman de Marguerite Yourcenar. Des souvenirs pieux, non merci ! Tressaillir et méditer devant des stèles, la barbe ! Plutôt vomir. Roter sa mélancolie. Cracher en direction d’une étoile. On voit que l’ambition n’est pas mince. Le résultat est parfois cocasse, presque touchant.
Nous sommes quelque part en France loin des beaux quartiers. Des motifs affleurent : la pandémie, l’alcool, l’addiction, l’homosexualité, le viol – oh ! les jolies choses ! Cela permet à l’auteur de nous renseigner sur ses préférences… Sachez d’abord qu’elle n’est pas contente car il y a de gros ratés dans notre vision du progrès, tant dans la famille que dans les rapports de classe et de sexe, chez les féministes, et même à la SNCF, vous ne trouvez pas ?
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On croit toujours que Virginie Despentes se lâche, qu’elle cède à des humeurs, qu’elle improvise. Non, c’est un écrivain systématique. Un cavalier seul. Longtemps elle s’est crue maudite et abandonnée. Aujourd’hui elle se sent élue, femme, unique – ah ! les artistes ! Parfois, elle débloque, elle devient hargneuse ou bien elle pétrarquise dans l’abjection : on se souvient de sa déclaration d’amour aux frères Kouachi dans Les Inrocks en 2015. Beaux, magnifiques, virils, vraiment ?
Virginie Despentes écrit avec un harpon. Est-ce sa faute si l’époque est injurieuse ? L’auteur nous met le nez dedans – elle s’en excuserait presque. Si son encre est rouge, elle a appris à dire merde avec délicatesse. Aimez-vous Brahms ?… King Kong ou l’ange Gabriel, décidez-vous, les filles !… Ce n’est pas elle qui est scandaleuse. C’est vous, messieurs, qui êtes blessants, et bêtes, et vous en face, pauvres connes, vous ne valez pas mieux !
Greffière du pire, Virginie ne fait que traduire son dégoût de la laideur – son tourment devant une morne et universelle dégueulasserie.
Elle ne s’encombre pas de nuances ni ne s’attarde à doter ses personnages d’une existence réelle. D’ailleurs, ils n’ont rien à dire, Virginie parle à leur place, et elle en profite pour envoyer en représailles des claques à ses détracteurs. Rébecca, Oscar et Zoé n’ont pas de chance, ils sont enrôlés dans le conformisme béat de la révolte, ils sont moins futés qu’elle. On les plaint de s’abrutir ici dans une profération amère et vindicative, et là dans un aboiement langoureux. Écouter «Hypnotize» de Biggie en boucle, ouille ouille ouille !
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Virginie Despentes est en littérature une sorte de Gilet jaune. Ramasser les cailloux qu’on a reçus dans la gueule, c’est ça, écrire ? Avec un penchant insoupçonné pour l’élégie, elle enrage, elle hurle, elle parle en rêvant ; elle incrimine tout ce qui la harcèle. Acculée à un rond-point chimérique, elle cuve ses rancœurs, ses humiliations. On dirait parfois qu’elle s’enchante de s’avilir. Avec je ne sais quoi de piteux et triomphal, à la Houellebecq, elle peine à s’aimer, elle marie la fleur bleue et l’ortie, comme si elle cachait en douce un luth dans son placard.
Cela donne à ce livre célébré, mais oui !, par Vogue ou Femme actuelle une tournure de romance boiteuse et de supplique, comme si l’auteur prête à rougir n’avait pas renoncé au pur amour. Ses malheurs ne l’ont pas guérie, son succès non plus. Virginie Despentes n’a pas pardonné aux hommes, ce sont eux qui commandent – ça fait chier ! Elle écrit comme on se soulage, comme on se venge.
De leur côté, les critiques sont enclins, la peur au ventre, à l’indulgence. À les croire, Baise-moi (1993), c’était Illusions perdues. Cher connard, allons bon !, c’est Les Liaisons dangereuses. Je parie que Sartre, alléché par son renom de pécheresse, l’aurait mise sur un piédestal. Il aurait vanté ses douleurs. Il en aurait fait une sainte à demi-ahurie, à demi-inspirée, auréolée par ses errances et ses vices. Un « Castor » queer. Une Jane Austen grunge. Une pythie punk. Une bacchante insurgée contre l’ordre patriarcal et les crimes du mâle blanc.
Non, écrire, c’est juste sa façon de réparer. Au moins ne cherche-t-elle pas à obtenir sa grâce en s’excusant de son mauvais goût et de ses fautes de genre. Sa jactance la sépare et la protège – c’est son armure. Au fil des pages, pourtant, la noirceur s’estompe, la colère s’apaise, le ton s’adoucit. Et si Virginie était devenue à son corps défendant un écrivain du bonheur – longtemps fui, moqué, désiré ? Et si elle était finalement promise à embellir ce qu’elle touche ?
Du coup, on s’interroge.
Quel est ce jargon sublime ? D’où vient cette voix ?… Cette impérieuse régence de l’esprit (parisien), cette quête éperdue de la distinction, ce féminisme féroce, ce vain brio, ces pâmoisons, bref cette littérature de dames, cela s’appelait jadis : la préciosité – le contraire de la barbarie.
Virginie Despentes, une Mademoiselle de Scudéry à l’ère des tweets ?